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" On s'intéresse depuis longtemps à ce qui peut affecter le tacrolimus parce que c'est un médicament clé dans le rejet des greffes", explique la Pr Laure Elens du Louvain Drug Research Institute (UCLouvain). "En Belgique, chaque année, il y a approximativement 1.600 personnes en attente d'une greffe d'organe, parmi elles seulement 900 à 1.000 reçoivent une greffe compatible.""Le problème avec les médicaments immunosuppresseurs c'est qu'il est très difficile de savoir a priori quelle sera la dose adaptée au profil du patient", avertit la chercheuse. "Des doses trop élevées d'immunosuppresseurs vont entraîner une certaine toxicité: le tacrolimus est associé à de nombreux effets secondaires, liés notamment à son action immunosuppressive (infections, cancers, etc.), il est diabétogène, il peut entraîner la perte de cheveux, de l'hirsutisme, des neuropathies ou des effets néphrotoxiques. A contrario, un sous-dosage peut entraîner des risques de rejet. Jusqu'à présent, les recherches visaient à voir si la génétique du patient pouvait influencer les taux sanguins de tacrolimus, mais de grandes variabilités restaient inexpliquées."C'est en discutant avec la Pr Laure Bindels, également du Louvain Drug Research Institute (UCLouvain) et spécialiste du microbiote, qu'est née l'idée de se pencher sur le milieu intestinal. "Le tacrolimus est pris par voie orale et entre donc en contact avec le microbiote. Or, ce dernier est chamboulé dans le cadre des transplantations parce que ces patients prennent des antibiotiques, des antifongiques ou toutes sortes de médications post-transplantation. Si le microbiote du patient a un effet sur l'absorption de ce médicament, il pourrait être intéressant de voir comment gérer ça."Les résultats de ces recherches menées pendant cinq ans par Laure Bindels (pour la partie fondamentale) et Laure Elens (pour l'étude clinique), épaulées par Alexandra Degraeve, aspirante FNRS, ont fait l'objet d'une publication dans Microbiome*."L'étude a commencé en administrant du tacrolimus à des souris qui avaient un microbiote et à d'autres qui n'en avaient pas. On a comparé leurs profils d'absorption du médicament et on a pu montrer que sans microbiote, les taux sanguins de tacrolimus étaient plus bas. Ce qui signifie que la présence d'un microbiote augmente la concentration du médicament dans le sang, favorise l'absorption du médicament, et donc indirectement, pourrait mener à une diminution du risque de rejet, ou a contrario, pourrait augmenter le risque d'effets secondaires", note Laure Elens. "Cette observation nous a quelque peu surprises et nous avons cherché une explication: on a montré que le microbiote favorise l'absorption du médicament en diminuant l'activité d'une pompe, la P-glycoprotéine, qu'on connaissait déjà mais on ne savait pas que le microbiote pouvait en moduler l'activité. Cette protéine se situe à la surface des cellules intestinales et rejette le médicament dans l'intestin. Quant au microbiote, il bloque la pompe et facilite le passage du médicament à travers les cellules intestinales pour atteindre la circulation sanguine."Cette preuve du lien entre le microbiote et l'absorption du médicament est la grande innovation apportée par ces travaux. "En parallèle", poursuit-elle, "on a lancé une étude clinique sur des matières fécales prélevées auprès d'une centaine de patients ayant subi une greffe rénale, en collaboration avec les Prs Michel Mourad et Vincent Haufroid des Cliniques universitaires Saint-Luc. L'objectif? Comprendre les raisons de la grande variabilité des doses actuelles (1 à 30 fois supérieures) de tacrolimus d'un patient à l'autre, grâce à la mise au jour de la composition du microbiote de ces greffés rénaux."Première observation: plus le dosage du tacrolimus est élevé, moins le microbiote est diversifié en bactéries. "Ce qui veut dire que quand le microbiote est riche, on a besoin d'une dose plus faible pour atteindre des niveaux efficaces et non toxiques du médicament.""Ensuite, on a identifié deux genres de bactéries spécifiques, associées à une diminution de la dose requise pour ne pas rejeter la greffe et ne pas présenter d'effets secondaires. On pourrait donc lier la présence de ces bactéries à une absorption favorisée du médicament, ce qui rejoint les résultats observés chez la souris où on avait montré que la présence d'un microbiote favorisait l'absorption du médicament." "La dernière chose qu'on a montrée concerne les effets secondaires: le microbiote intestinal des patients ayant développé du diabète suite à la prise régulière du tacrolimus était moins riche en Anaerostipes. Par conséquent, la présence ou l'abondance de cette bactérie pourrait protéger les patients de l'apparition de cet effet secondaire. En somme, un 'bon microbiote' (encore à définir) serait associé à une meilleure absorption et à moins d'effets secondaires du tacrolimus", conclut la chercheuse. "Pour le moment, on ajuste déjà la dose en amont, en fonction du profil génétique du patient. Le problème c'est qu'il y a toujours une grosse partie de variabilité non expliquée. Ici, on ajouterait un test quand les patients sont sur liste d'attente, où on collecterait leurs matières fécales pour en extraire l'ADN microbial et typer certaines bactéries spécifiques, notamment les deux genres de bactéries qu'on a identifiés et Anaerostipes. En fonction du résultat, on adapterait le dosage en amont ou on suppléerait le microbiote avec tel ou tel genre de bactéries pour le protéger contre le risque d'effets secondaires. Ce n'est pas encore pour demain!", nuance la Pr Elens. L'équipe de l'UCLouvain a obtenu un financement du FNRS pour étudier le microbiote sur une longue période, afin de comparer avant, juste après et à distance de la greffe, et avoir ainsi une image encore plus précise des interactions entre les bactéries intestinales et l'absorption de certains médicaments, comme le tacrolimus. L'application du concept à d'autres médicaments transportés par cette pompe d'efflux est également en cours. "La pompe qu'on a identifiée chez la souris est connue depuis longtemps et est impliquée dans l'absorption de nombreux médicaments. Ce mécanisme qui est présent naturellement chez l'homme permet de protéger l'organisme de l'absorption de diverses substances et notamment de médicaments comme le tacrolimus, mais il y a aussi les médicaments anti-VIH, les hypotenseurs ou certains antidépresseurs.""Le lien entre microbiote et médicaments est une voie de recherche qui a de l'avenir, surtout pour ceux pris par voie orale, parce qu'ils ont un contact direct avec les bactéries de l'intestin. Ensuite, la pharmacologie de précision, c'est-à-dire l'adaptation du traitement à chaque patient, est une voie qui prend de plus en plus d'ampleur, mais on n'en est qu'aux balbutiements...", met en garde Laure Elens tout en soulignant l'importance de la communication entre spécialistes: "Les cliniciens veulent de plus en plus montrer à leurs patients qu'ils ne sont pas un numéro, mais qu'ils sont traités dans leur singularité, en intégrant un maximum d'informations."