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Alors, vous aussi, vous avez reçu un courrier vous annonçant le montant du nouvel acompte de votre facture énergétique qui vous a donné des sueurs froides ou - comme à moi - une furieuse envie de proférer des obscénités ? Ou peut-être qu'on vous a réclamé un supplément carburant sur le prix déjà excessif du camp de vacances de vos chères têtes blondes ? Une pilule difficile à avaler, là aussi, mais enfin les petits vont s'amuser. La pauvreté progresse inexorablement dans notre pays et, en tant que généralistes, nous y sommes inévitablement confrontés de façon plus ou moins régulière. À en croire l'enquête, nous sympathisons, bien sûr, et très sincèrement... mais les connaissances nous manquent pour nous mettre vraiment à la place de ceux qui y sont exposés. Je vais vous faire une confession : je prends de temps en temps un coupable plaisir à regarder des émissions de téléréalité - pas sur un écran plasma géant mais sur mon ordinateur portable, car je privilégie plutôt d'autres postes de dépenses extravagants. La pauvreté est l'une des thématiques fétiches des émissions dédiées aux sujets de société et le public se délecte avec un mélange de compassion et d'autosatisfaction du spectacle de familles riches qui jouent le jeu de s'en sortir avec 60 euros par semaine ou de mamans célibataires qui " gaspillent " leur maigre allocation pour offrir une piscine à leurs petiots. Les participants aisés d'un programme comme On a échangé nos maisons découvrent qu'on peut se débrouiller en dépensant moins et se retrouvent soudain à lorgner sans répugnance sur un mégapack de sandwiches industriels. C'est un peu comme le camping : le charme de l'expérience est aussi de savoir qu'elle n'aura qu'un temps et qu'on retrouvera en rentrant chez soi ses petits luxes familiers. La situation est tout autre quand on n'a pas l'embarras du choix et que c'est soit la piscine pour les enfants soit le séjour au camp, les nouveaux jeux ou le smartphone voire, dans le pire des cas, les courses pour la semaine. Je suis sûre que vous aussi, il vous est déjà arrivé de céder à une tirade du style " il me faut ces baskets ou je meurs ", suivie d'un petit discours pédagogique accueilli avec une sourire complaisant puis immédiatement jeté aux orties. La participation sociale étant l'une des facettes de ce qui nous rend humains, cette piscine est absolument indispensable, tout comme ces baskets ou cette télévision aux dimensions dignes d'un mégalomane. Sauf que là où nous pouvons sans trop de difficultés nous permettre ça et ça et encore ça, pour les personnes qui vivent dans la pauvreté, c'est l'un ou l'autre. N'allez pas croire qu'elles font plus souvent que nous des choix mal avisés : c'est juste que pour nous, une addition salée à la fin des vacances n'est jamais guère qu'une mauvaise surprise, pas une source d'angoisses et de nuits blanches. Nos chances de mener une vie en bonne santé dépendent pour une large part de déterminants sociaux, mais l'inverse est également vrai : lorsque nous sommes en bonne santé, nous pouvons faire du sport, apprendre, travailler. Le cercle vicieux de l'inégalité des chances se resserre autour de l'individu dès la vie foetale, avec une la mortalité infantile et des complications périnatales plus fréquentes dans les milieux défavorisés. Plus tard, les enfants qui en sont issus fréquentent rarement les mouvements de jeunesse, le cadre par excellence où s'apprennent les leçons de vie. Ils manquent plus souvent l'école et accumulent donc plus facilement un retard d'apprentissage. Dans le supérieur, les étudiants qui doivent travailler pour financer leur formation n'ont pas le temps de s'épanouir socialement, culturellement ou sportivement. Vous arrive-t-il souvent d'aller au théâtre ou à la salle de sport quand vous avez des soucis pleins la tête ? Moi, je me gave de chips en me disant que je compenserai bien demain... mais pour les personnes qui se trouvent dans une situation défavorisée, ce " demain " n'arrive jamais. Ce mécanisme de compensation est d'ailleurs assez typique des plus nantis : ils vont fumer, boire ou rester vautrés dans leur fauteuil, mais rarement les trois à la fois. Dans les milieux défavorisés, le cumul des comportements à risque affecte impitoyablement la santé. En tant que généralistes, nous avons tant d'occasions de faire une différence pour ce groupe vulnérable... et pourtant, force est de constater que les soins que nous dispensons ne sont pas à la hauteur, une réalité que nous attribuons volontiers au manque de moyens financiers et au préjugé tenace que ces personnes sont par définition illettrées. C'est pour cette raison que nous devons développer une approche attentive à la pauvreté sans pour autant faire cracher à nos patients leur revenu net imposable. Un inventaire des déterminants sociaux - éducation, logement, emploi, origines ou histoire familiale - peut nous y aider. Les travailleurs pauvres, ces personnes qui consacrent plus de la moitié de leurs revenus à s'assurer un toit, représentent un groupe à risque bien particulier. Consignez tout cela dans votre dossier médical et tenez-en compte dans vos prescriptions, renvois et conseils. Pensez non seulement aux coûts financiers directs, mais aussi à la perte de revenus liée à l'incapacité de travail. Gardez à l'esprit que suivre vos conseils de mode de vie ou de prévention ne sera pas forcément une priorité pour ce public (la mortalité associée au cancer du col se concentre presque exclusivement dans les classes de revenus les plus faibles). Manger et vivre sainement coûte cher, mais demande aussi des efforts. Faites appel à des initiatives telles que le sport sur ordonnance. Soyez aussi vigilants face aux enfants perpétuellement malades, aux prescriptions qui semblent suffire pour une éternité, aux courriers de renvoi qui restent lettre morte. Cherchez dans vos dossiers les 40 % de patients qui passent entre les mailles de la prévention et focalisez-vous sur eux : les 60 % de bien portants qui s'inquiètent survivront bien sans vos efforts ! " Les prix de l'énergie sont comme un bâton de dynamite pour la population ", résumait très justement le journal de ce matin. L'insécurité financière et la précarité affectent le bien-être global. La pauvreté peut faire des ravages dans la population tout autant que le Covid-19.