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Écrivain, éditorialiste viennois, Karl Kraus fut au tournant du siècle dernier le symbole d'un ancien monde, celui de l'Empire austro-hongrois au seuil de sa chute. Symbole de la vitalité viennoise, capitale d'un empire bigarré de communautés, cet intellectuel juif, contemporain et connaissance de Freud, Kakfa ou Bertold Brecht, fut un antisioniste virulent, anti judaïque frôlant par ailleurs avec l'antisémitisme dans le cas des juifs assimilés.Haine de soi ? Pas vraiment chez cet orgueilleux, vaniteux incandescent, jamais pour mais toujours contre, éreintant ceux qui s'en prennent à ses coreligionnaires (qu'ils soient bourgeois ou juifs, voire les deux comme dans son cas) ceci pour montrer l'aspect toujours contradictoire du personnage, qui se dispute avec les autres grandes figures littéraires de son époque, comme Hermann Bahr. Un homme de l'ancien monde ne jurant que par Dickens, Offenbach ou Shakespeare, qui comme l'écrivain anglais multiplie les lectures publiques (plus de 700), et se révèle à sa façon un visionnaire du crépuscule de l'humanité qui se profile au début du vingtième siècle. Antiguerre en 1914, quand la plupart des écrivains allemands et autrichiens, la soutiennent, antinazi, il devient par défaut soutien du chancelier autoritaire Dollfuss assassiné par les nazis et, comme lui, refusait l'Anchluss.Cet esprit libre et exigeant (c'est peu dire) fut surtout l'homme d'un seul journal Die Fackel, qui lui servait, à lui que la fortune n'obligeait à travailler, de flambeau justement de la pureté de la langue allemande qui fut l'un de ses combats les plus importants. L'autre étant chez ce grand lecteur de... journaux, de combattre la presse qui a ses yeux abîme l'allemand, mais surtout n'a pas d'éthique, ne pense qu'à vendre et rallier les foules à une idée, à un combat, celui de la guerre ou de l'Anchluss par exemple...Cet homme qui a cultivé l'art de l'aphorisme, autant que celui de se fâcher avec tout le monde, incompris, mal compris, outrancier, pamphlétaire, ce David qui adore lancer les frondes contre les Goliaths (il défend seul l'honneur des femmes dans ce monde machiste) a laissé, outre l'imposant corpus de son journal, des pièces de théâtre ( Les derniers jours de l'humanité, jouée encore il y peu) et des essais (dont Troisième nuit de Walpurgis, fulgurant essai sur le nazisme publié bien après sa mort, en 1936), capable de se remettre en question (la France qu'il abhorre d'abord devient son amie ; ce conservateur inflexible devient social-démocrate après la Première Guerre). Un intellectuel cohérent, tatillon, radical, inflexible, un prosateur d'exception qui symbolise à lui seul la flamboyance de la Vienne des années 1900, bouillon de culture où dominent les gens de sa communauté, qui ne sont pas loin s'en faut les derniers à être vilipendés par celui qui s'est fait sa propre religion intellectuelle, dont il est à la fois le créateur et le messie. Un dieu colérique, autoritaire, impitoyable, contempteur de la décadence qui voit le libéralisme se confondre avec l'hédonisme, qui ne transige jamais et crucifie ses adversaires (Kraus veut dire croix en allemand), mais qui, dans le crépuscule et les ténèbres qui peu à peu gagnaient l'Europe, garda sur le monde un regard d'aigle, perçant et lucide et qu'éclairait son fameux "flambeau" : lequel s'est éteint trop tôt et manque dans la sombre période actuelle.