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Dans leur composante psychologique, qui est souvent majeure, les troubles sexuels ont un dénominateur commun: les scripts dominants culturellement déterminés qui, dans nos sociétés occidentales, restreignent la représentation de l'érotisme par des normes comportementales, d'apparence et de ressenti susceptibles de définir les notions d'"échec" et de "performance" sexuels et d'exercer ainsi un impact anxiogène. Héritage d'une société patriarcale nimbée de judéo-christianisme? Oui, mais pas uniquement. Saint Paul et saint Augustin, notamment, vouaient le plaisir sexuel aux gémonies, considérant que la passion était morbide et préjudiciable à l'amour de Dieu ; l'amour physique ne pouvait avoir d'autre but que la procréation. "Ce discours est devenu particulièrement prévalent au 19e siècle. Y régnait en maître le concept de fornication, péché mortel condamnant tous les actes sexuels illicites, c'est-à-dire accomplis en dehors du seul but de procréer - fellation, cunnilingus, sexe anal... À l'époque victorienne, le plaisir féminin était totalement dispensable: en gros, une bonne bourgeoise ne jouissait pas, pareille indécence était réservée aux 'femmes de mauvaise vie'", rappelle Philippe Kempeneers, psychologue clinicien et sexologue, ancien président de la Société des sexologues universitaires de Belgique. Toutefois, en Occident, la culture judéo-chrétienne n'était pas seule en cause. Sigmund Freud, que l'on ne peut soupçonner d'avoir été un chrétien convaincu, prônait également une vision très "coïtocentrée". Pour lui, une sexualité normale, mature, impliquait nécessairement la pénétration d'un sexe mâle dans un sexe femelle, le reste n'étant que les scories d'une sexualité dite prégénitale, inaboutie. "Dans la pensée freudienne, un attachement exclusif à d'autres modalités que la modalité coïtale était jugé régressif ou immature. Ainsi, une femme qui avait des orgasmes par stimulation clitoridienne était considérée comme névrotique, si pas névrosée", commente Philippe Kempeneers. La révolution sexuelle n'a changé que partiellement la donne. Son message peut être résumé comme suit: "Jouissez sans entraves". Mais la survalorisation coïtale a perduré. Or, elle n'est pas nécessairement pour plaire à tout le monde, notamment à de nombreuses femmes. "Quand vous leur demandez ce qu'elles préfèrent, ce n'est pas forcément la sexualité pénétrative", précise notre interlocuteur. Les scripts dominants drainent chez certains ce qu'il est convenu d'appeler l'angoisse de performance, également qualifiée d'angoisse d'échec. Leurs pensées sont accaparées par l'obligation qu'ils s'imposent d'accomplir le script qu'ils ont intériorisé et de ne pas être défaillant dans son exécution. Chez l'homme, il s'agit par exemple d'atteindre l'érection et de la maintenir suffisamment longtemps pour amener sa partenaire à l'orgasme. Chez la femme, la performance peut consister à lui enjoindre d'éprouver du désir et du plaisir et, in fine, d'accéder à l'orgasme. Le respect des critères des scripts suscite chez d'aucuns, hommes ou femmes, une vive anxiété liée notamment à la crainte de voir se détériorer leur relation avec leur partenaire, d'être abandonnés, etc. En arrière-plan s'agitent donc des enjeux fantasmés qui occupent l'esprit de l'individu, lequel va souvent se mettre à guetter ses réactions génitales avec inquiétude - Vais-je parvenir à l'érection? Mon pénis est-il assez dur? Vais-je arriver à éprouver du plaisir? ... L'attention de la personne est alors totalement mobilisée par l'objet de son anxiété au détriment de sa réceptivité érotique. "Dans ces conditions, le système orthosympathique est fortement activé, ce qui est antagoniste de l'activation du système parasympathique sous-tendant l'état de détente qui conditionne l'excitation sexuelle", explique Philippe Kempeneers. Il fait remarquer en outre que ce qui vaut pour les relations hétérosexuelles vaut globalement pour les relations homosexuelles, avec cependant des niveaux de prévalence différents. Ainsi, l'éjaculation précoce est une plainte relativement rare dans les milieux homosexuels masculins, parce que le coït n'y occupe pas la même place centrale que chez les hommes hétérosexuels où elle structure une éventuelle frustration. De même, les troubles du désir spontané touchent principalement les femmes. Les explications qui ont la cote actuellement pour rendre compte du lien fort entre l'anxiété de performance et les difficultés sexuelles s'énoncent en termes d'interférence cognitive. Celle-ci ne laisserait pas assez de ressources pour traiter les stimuli érotiques. "Cela fait penser à une situation de double tâche, où les stimuli anxiogènes sont traités prioritairement, ce qui entrave l'élaboration par l'organisme d'une réaction sexuelle", souligne notre interlocuteur. En fait, deux problèmes s'additionnent généralement. D'une part, le script que l'on a intériorisé peut ne pas répondre à notre propre sensibilité ; d'autre part, il est générateur d'angoisse en raison de sa focalisation coïtale et orgasmique. L'anxiété favorise l'échec qui, lui-même, dope l'anxiété. Un cercle vicieux s'instaure. "L'inhibition des réactions sexuelles vient confirmer les appréhensions initiales du sujet et l'accroissement de l'anxiété qui en découle renforce et pérennise le problème", dit Philippe Kempeneers. Le risque d'une perte d'estime de soi et de confiance en soi est alors bien réel. L'homme sera centré sur son déficit de performance, tandis que la femme s'inquiétera plutôt de son image (suis-je suffisamment jolie? ), de son attractivité et de ses compétences sexuelles. En cas de facteurs de stress surajoutés, relatifs à la vie familiale ou professionnelle par exemple, l'éclosion d'une symptomatologie anxiodépressive est à redouter, ainsi que des tensions dans le couple. "Plus que les difficultés sexuelles proprement dites, c'est la détresse des gens qui amène le sexologue à considérer qu'il y a un problème, car connaître des moments où l'on est incapable de bander ou d'avoir un orgasme est banal en soi", insiste Philippe Kempeneers. Sous l'empire de troubles du désir, certaines femmes ne font plus l'amour durant de longues périodes. La dyspareunie, qui est caractérisée par des douleurs d'origine organique ou psychologique lors des rapports sexuels, et le vaginisme, où la femme contracte de façon réflexe, donc involontaire, les muscles constricteurs du vagin au moment de la pénétration, rendant celle-ci impossible si ce n'est éventuellement au prix de beaucoup de difficultés et de douleurs, sont des troubles pouvant conduire à la continence. De nature psychosexuelle, le vaginisme touche environ 6% des femmes et explique pourquoi certaines d'entre elles demeurent vierges après plusieurs années de mariage. Dans de tels cas comme dans tous les autres troubles sexuels, même lorsque leur connotation psychologique fait suite à un problème organique, les "mauvais scripts" constituent, selon Philippe Kempeneers, la variable interférente. À côté de la prise en charge d'éventuels problèmes de santé par un médecin, la première tâche du sexologue sera de les détricoter. Une difficulté commune à nombre d'hommes est de perdre l'érection au moment de la pose d'un préservatif. Cette manoeuvre parfois un peu laborieuse, casse le rythme de la relation en cours car, ici encore, l'attention est détournée des stimuli érotiques. Sous l'empire de scripts "coïtocentrés", l'anxiété d'échec peut à nouveau être au rendez-vous, en réponse à l'idée qu'il est interdit de perdre l'érection, et enclencher un cercle vicieux qui scellera un trouble érectile qui deviendra récurrent. L'anxiété liée aux scripts dominants est également au coeur du "syndrome de la madone et de la putain", par exemple. Terminologie qui désigne le fait que sacralisant la femme aimée, l'homme rencontre des troubles érectiles en sa présence, alors qu'il lui arrive d'accéder à l'érection rien qu'en pensant à elle et qu'il n'a éprouvé auparavant aucune difficulté particulière avec d'autres femmes moins importantes à ses yeux, voire des prostituées. À l'inverse, la peur de ne pas être à la hauteur ou un conflit de loyauté peuvent conduire également au cercle vicieux de l'angoisse, cette fois lors de la fréquentation d'une professionnelle, d'une nouvelle partenaire ou d'une conquête d'un soir. Bref, dans la sphère des troubles sexuels, tous les chemins, ou presque, mènent à des scripts fermés à la diversité des pratiques. Faisant fi de la sensibilité, des fantasmes et des aspirations de chacun, ces représentations normatives peuvent se révéler mortifères pour l'épanouissement de la sexualité d'un ou des partenaires engagés dans une relation intime. "Comme le préconisaient, dans les années 1960, William Masters et Virginia Johnson, les fondateurs de la sexologie contemporaine, il faut permettre aux patients, par la formation et la pédagogie, c'est-à-dire par un travail sur les scripts, de faire l'amour autrement, de développer une sensibilité alternative", insiste Philippe Kempeneers.