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Déjà auteur de "En attendant la deuxième vague" voici deux ans, lequel filmait les premières semaines de la pandémie du point du vue du personnel hospitalier du CHU de Liège, Christophe Hermans a remis sa caméra six mois plus tard dans les couloirs de l'hôpital, au cours de la deuxième vague que son précédent documentaire annonçait. L'ambiance a totalement changé: les soignants ne sont plus applaudis, se sentent lâchés par la société mais doivent faire face à un afflux de malades et une nouvelle hécatombe. Le réalisateur nous confie son admiration pour le personnel hospitalier qui prend soin des corps et des âmes, au point d'y laisser parfois la sienne. Le journal du Médecin: On sent, chez le personnel hospitalier, une colère par rapport aux gens qui ne croient pas à l'existence du covid ni au danger qu'il représente... Christophe Hermans : Oui, car nous filmons la deuxième vague. Il faut se rappeler de la première, où les soignants étaient applaudis à 20 heures, et de la deuxième, où ils étaient devenus - entre guillemets - "les ennemis". Ils sont passés du statut de héros à l'opposé. Le citoyen se posait des questions quant à savoir s'il n'était pas manipulé. De mon côté, au début de la première vague, avant mon immersion qui a débouché sur le documentaire " En attendant la deuxième vague", je me posais aussi des questions sur la maladie, sur ce qui se passait dans les hôpitaux. C'est en adoptant le point de vue du corps médical que j'ai pris conscience de cette réalité que j'ai ensuite voulu transmettre. Les membres du personnel soignant évoquent la cassure entre l'hôpital et la société... Il s'agit en fait d'un film sur la communication, ou plutôt l'incommunicabilité. On se rend compte en assistant aux réunions des chefs de service qu'il y a aussi une incompréhension entre le gouvernement et les hôpitaux. Un médecin déclare: "Nous sommes déjà à un stade beaucoup plus avancé que ce que le gouvernement nous demande d'envisager". Il est aussi question de communication au sein de l'hôpital, entre services, notamment dans ce moment où les responsables se questionnent sur la nécessité ou pas de prodiguer des soins palliatifs en salle banalisée. Ce qui m'a intéressé, c'est d'observer comment, dans une situation de crise, on parvient à communiquer. Par exemple, les infirmières se transforment à certains moments en parents de substitution des patients, en relais de communication. Un bras qui tient un GSM, une tablette, pour établir une communication entre le patient et la famille. Le titre "Des corps et des batailles" est éloquent car effectivement, on peut parler de médecine de guerre et d'une communication entre le front et l'arrière... Le titre est tiré d'une réflexion du Dr Christelle Meurice, infectiologue et chef de clinique, qui, au début du film, parle à une assistante et lui dit: " Ça va être la guerre ici, on va devoir choisir quel patient on va 'faire sortir' pour pouvoir en mettre un autre". Ces corps, ce ne sont pas que ceux des patients, c'est également le corps médical et infirmier. Le corps qui soulève, porte, protège, essaie de structurer, se déstructure, se fragilise... Les carapaces qui se craquellent. On peut parler de blessures? Oui. Christelle assène à un moment: "Nous sommes en mode survie: faire survivre les patients et survivre nous-mêmes en tant que service, en tant qu'hôpital". Il y a des moments forcément d'énervement durant cette période de crise. Avez-vous choisi de gommer certains passages? J'ai été surpris de la grande ouverture du CHU de Liège, très clair à ce propos: "Nous ne sommes pas là pour gommer une réalité, mais pour la montrer." J'aime être présent dans les bons moments et les situations difficiles, notamment ces réunions où d'éminents médecins n'ont parfois pas les réponses adéquates, sont en recherche, en lutte. Je trouve cela admirable, ces faiblesses sont quelque part des forces. Personne, tant au niveau de la direction que des personnes filmées, n'a refusé certaines images. Tout le monde a accepté cette proposition de film, j'ai pu réaliser le documentaire que je souhaitais. "Des corps et des batailles" peut devenir un outil humain dans le cadre d'une prochaine crise, en apportant des axes de réflexion sur la façon de gérer l'humain dans la société que constitue un hôpital. Y a-t-il résilience chez le personnel filmé ou sont-ils toujours dans le souvenir de cette période? Il y a eu d'autres vagues moins grandes au niveau du nombre de morts, mais dévastatrices en burn out, démissions, changements de carrière et qui font qu'aujourd'hui, j'observe que dans le service que j'ai pu filmer, il y a énormément de changements. Beaucoup d'infirmières sont parties, souvent pour travailler dans des maisons de retraite, par exemple. Le burn out a fait beaucoup de tort. Il y a notamment le cas de cette infirmière qui a tout donné dans son corps et sa spiritualité. Elle est venue chaque week-end, chaque nuit, chaque soir et a assisté à un certain nombre de décès. Sa carapace a tenu le temps de la crise et s'est fissurée ensuite. On pense être en mesure de résister, or le contrecoup vient plus tard. Dans le milieu hospitalier, y aurait-il eu plus de victimes du burn out que du covid? J'en suis convaincu, et pas que dans le milieu hospitalier. Dans le milieu du cinéma, j'observe toutes ces personnes qui ne sont plus capables de faire face à la pression. Nos psychologies ont été mises à rude épreuve et ne sont pas totalement guéries.