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Journaliste aux commandes de "La Méthode scientifique" sur France Culture, Nicolas Martin a interrogé de grandes pointures scientifiques, dont trois médecins, qui évoquent l'origine de leur vocation, leurs réussites et leurs échecs. Pour cela, il a établi un questionnaire adressé à 17 chercheuses et chercheurs, dans 17 disciplines différentes, pour essayer de comprendre comment s'organise le cerveau d'un scientifique de haut niveau. Un fonctionnement inné, ou au contraire acquis progressivement au cours de la scolarité, de l'enfance, de l'adolescence et puis de la carrière? Le journal du Médecin: Pour reprendre une de vos questions concernant le raisonnement, l'approche est-elle inductive ou déductive dans le cas de ces chercheurs, notamment en médecine? Nicolas Martin: Il y a une différence entre d'un côté les sciences stricto sensu théoriques et, de l'autre côté, les sciences expérimentales. Pour reprendre la distinction inductif/déductif, effectivement, dans les sciences expérimentales du côté desquelles on pourrait ranger la médecine, il s'agit de déductions faites d'observations, alors que dans le cas des sciences théoriques, ce sont plutôt des mécanismes de réflexion inductive. Beaucoup de questions gravitent autour de cette différence, et aussi autour du fait de savoir si l'on naît scientifique ou si on le devient. Et quelle est la conclusion? On le devient. Il est plutôt réjouissant de se dire que sur l'intégralité des 17 entretiens, on se rend compte que l'entièreté du spectre socioculturel est représenté. Étienne Ghys, mathématicien et Secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, est issu d'un milieu populaire, alors que le neurologue Yves Agid, par exemple, vient d'une famille plutôt bourgeoise et d'une sorte d'aristocratie intellectuelle. Dans les grandes carrières scientifiques, on n'observe pas forcément de consanguinité ou de reproductibilité intrasociale ou intrafamiliale. Les trois médecins interrogés ont-ils une particularité? Une des questions finales que je pose est: lorsqu'on passe sa vie à creuser un sillon de recherche, finit-il par transformer la vision, l'appréhension du monde et du réel? J'ai découvert un point commun chez les chercheurs dans le domaine médical: c'est le lien avec le patient, qui modifie le rapport à l'Autre. On est moins dans la recherche pure et théorique, il s'agit de recherche appliquée, incarnée, qui livre directement ses résultats. C'est le cas d'Yves Agid et des travaux qu'il conduit sur la mémoire et le cerveau. Chez ces trois chercheurs, on retrouve la même volonté de collaboration... Aujourd'hui existe une compétition qui peut être féroce, surtout pour les jeunes sur lesquels pèsent cette sentence: publish or perish ("publier ou mourir"). J'observe une différence très nette entre générations. Beaucoup ont débuté leur carrière dans des atmosphères collaboratives que l'on observe moins désormais. Édith Heard, médecin spécialiste en épigénétique, l'explique fort bien: la compétition peut être fructueuse à partir du moment où elle n'est pas acharnée ; elle ajoute qu'aujourd'hui, on observe dans toutes les disciplines, pas seulement en médecine, qu'il y a un souci de transversalité qui n'existait pas il y a 30 ou 40 ans, quand chacun courait dans son couloir. De plus en plus d'équipes interdisciplinaires se créent, en est-il de même dans la recherche médicale? Oui, prenez l'Institut du cerveau qui met en place des équipes intégratives, qui cherche à faire venir et associer d'autres disciplines scientifiques pour disposer d'une sorte de tableau d'ensemble et bénéficier de nouvelles pistes de réflexion et d'approches, surtout épistémologiques. Yves Agid, en tant que neurologue, est plutôt critique vis-à-vis de Freud... Yves est plutôt iconoclaste, mais c'est le point commun de toutes ces personnalités. On a encore trop souvent l'impression - et c'est particulièrement vrai dans le domaine médical - que les grands professeurs de médecine sont des gens inaccessibles, dans leur tour, qui ne considèrent pas leurs patients, les regardant comme des cobayes de laboratoire. Dans le cas des 17 personnes interrogées, qui ont connu des carrières de très haut niveau, elles se sont révélées incroyablement humaines, des personnes qui doutent, angoissent, ont la peur de l'échec, sont relativement obsessionnelles et très modestes. En six ans d'émission "La Méthode scientifique", j'ai reçu entre 2.000 et 2.500 chercheuses et chercheurs. Très majoritairement, leur point commun était l'humilité. Ils se montraient heureux de partager, de transmettre leurs connaissances et travaux. Lorsqu'on observe d'autres, scientifiques ou pseudo-scientifiques, très médiatiques, ils déboulent et assènent des vérités et certitudes, affirmant par exemple être le plus grand scientifique ou le plus grand virologue de l'histoire de l'humanité... Dans le cas du coronavirus, on se rend bien compte qu'il y a une dissonance dans la façon de se présenter, de présenter ses résultats, qui fait que l'on sort du discours scientifique pour passer à autre chose. Ce qui frappe, chez ces scientifiques, c'est l'importance de l'émotion? Nous avons toujours cette image du scientifique dans sa tour d'ivoire, coupé du monde, qui serait une pure machine à analyser et à produire du rationnel. Or l'émotion non seulement est essentielle, mais c'est un moteur de créativité, l'intuition est absolument nécessaire et est parfois irrationnelle. Dans toute recherche et carrière scientifiques, il y a une part d'intuition, d'irrationnel et une part qui se confond avec une part de créativité. Nombre de ceux à qui je demande ce qu'ils seraient devenus s'ils n'étaient pas scientifiques, me répondent artistes ou musiciens. Cette excitation de la curiosité, de la créativité, est un point commun générique entre scientifiques et artistes.