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Depuis le 17e siècle, la bastide de Cadillac, à 30 kilomètres de Bordeaux, abrite un hôpital psychiatrique. Au coeur de ce qu'on appelle 'la ville des fous', les malades s'attardent aux terrasses des cafés, un pied dedans, un pied dehors. Auteure des "Raisins de la misère", enquête sur les conditions des ouvriers dans le vignoble bordelais, la journaliste et documentariste Ixchel Delaporte s'est immergée à nouveau dans une enquête au long cours sur la situation dans cet hôpital psychiatrique, celles des patients et des soignants, et plus globalement sur celle de ce parent pauvre de la médecine d'aujourd'hui qu'est la psychiatrie. Le journal du Médecin: Ce qui est frappant, au travers de votre ouvrage, c'est de constater que chez les patients psychiatriques existe souvent un lien entre leur pathologie et l'enfance... Ixchel Delaporte: En effet, il existe beaucoup de points communs entre les patients concernant les racines, la difficulté du démarrage dans la vie, les violences parfois intrafamiliales qui ont été exercées à leur endroit, concernant les abandons également, et cette structure familiale, ce point de départ qui n'a pas fonctionné correctement. En revanche, certains patients psychiatriques ont eu des enfances tout à fait banales, et pour autant la maladie vient se déclencher ou se nicher à des endroits et à des moments assez inattendus. Se pose également la question de l'hérédité. Beaucoup de patients m'ont confié que leur grand-père, leur mère ou leur père étaient bipolaires. J'ai par contre moins compris la question clé du déclenchement des troubles psychiques. Il reste énormément de zones d'ombre, d'éléments qui ne sont pas maîtrisés. Quelle est la part d'hérédité? Quelle est la part du contexte social, familial? Quelle est la part de tous ces éléments qui font en fait que l'enfant, à un moment donné, va déclencher une psychose infantile? Ou que le jeune adulte, par exemple, commençant à fumer du cannabis, va développer une schizophrénie? Pour l'avoir évoqué avec les soignants, l'anamnèse du patient ne suffit pas à expliquer les raisons d'un déclenchement soudain à l'âge de 20 ou 25 ans. Un nombre important de données et d'éléments sont à prendre en compte pour commencer à démêler le noeud qui se présente au moment de la crise, lorsque la personne arrive en situation de décompensation à l'hôpital. Certains patients atterrissent d'ailleurs à l'hôpital à l'âge de 55 ans. Bref, ce qui m'a beaucoup frappé, c'est cette multiplicité des profils et des troubles. Mais un grand nombre de personnes que j'ai rencontrées ont effectivement été brisées dans l'enfance, ont été abusées sexuellement ou abîmées psychologiquement, car une forme de pression, de harcèlement moral, peut aussi détruire quelqu'un... Évoquant le cas de Romain Dupuy, vous parlez de la puissance discrète de la psychiatrie, qui demande du temps. Cet homme a connu un moment de folie meurtrière avant de redevenir quelqu'un de "normal"... Bien souvent, on tombe dans le raccourci au sujet de la psychiatrie. On peut évidemment critiquer le manque de moyens, de psychiatres, de bonne prise en charge, le manque d'écoute des soignants qui ne prennent pas le temps, le manque de formation. À l'inverse, la psychiatrie sur le temps long connaît des réussites: la psychiatrie, c'est tâtonner afin de trouver le bon traitement. On ne peut pas parler de guérison comme dans le cas de cancers, mais de trajectoire évolutive. Le cas de Romain Dupuy en est un exemple flagrant: il cumule la question du rapport entre le politique et la psychiatrie et celle de la question de la responsabilité pénale au regard du crime qu'il a commis. Romain Dupuy est le symbole par excellence d'un schizophrène paranoïde qui a tué. Et pas n'importe qui, puisqu'il a assassiné des infirmières... D'un point de vue symbolique, aux yeux de l'hôpital et des pouvoirs publics, il s'est attaqué à des personnes, des infirmières qui étaient censées le soigner. Il y a eu une politisation de sa situation lorsque le président Sarkozy, au moment des faits, tente de faire en sorte que Romain Dupuy puisse être jugé responsable de ses actes et donc essaie de désolidariser la question de la maladie de celle de la responsabilité individuelle. Raison pour laquelle Romain Dupuy a passé 18 ans dans l'unité pour malades difficiles de Cadillac et qu'il n'en est sorti qu'il y a quelques mois. Il est désormais à l'hôpital psychiatrique Charles Perrens de Bordeaux, donc en milieu fermé, mais en unité classique, ce qui suppose qu'il aura des possibilités petit à petit de regagner quelques libertés. On l'a empêché de sortir, plus que beaucoup d'autres patients en fait, à situation médicale équivalente: il n'avait pas les mêmes droits parce qu'il avait commis un crime. Un crime contre l'institution? Absolument. Il y avait cette dimension symbolique totalement inacceptable. Alors que les médecins depuis quelques années déjà, après ce qui était arrivé, commençaient à penser qu'il était apte à quitter l'unité pour malades difficiles et que sa vocation n'était pas d'y rester puisque sa situation était stabilisée d'un point de vue médical. Affectivement, si la situation à l'hôpital se révèle compliquée pour les patients, elle peut également l'être pour les soignants? Oui. Le jeune infirmier qui débarque n'est pas formé parce qu'en France, en 1992, on a supprimé la formation spécifique pour devenir infirmier psychiatrique. Par ailleurs, on a baissé drastiquement le nombre d'heures de stage, de confrontation à des situations concrètes. Il n'y a pas de tutorat. Arrivant, le jeune infirmier, s'il sait réaliser des prises de sang, ne connaît pas toutes les maladies psychiatriques. C'est extrêmement troublant et angoissant pour les infirmiers eux-mêmes qui, du coup, ne sont pas en capacité parfois de gérer des situations de crise. Pour faire face, il y a la chambre d'isolement, la contention: on en arrive très vite finalement aux solutions extrêmes. Alors que si l'infirmier psychiatrique est aguerri, il peut parvenir parfois à dénouer une problématique de décompensation autrement que par la mise en chambre d'isolement. Il faudrait pouvoir s'appuyer sur des plus âgés, qui ont l'expérience. Observerait-on dans l'hôpital psychiatrique français ce qu'on observe souvent dans les sociétés et institutions hexagonales, c'est-à-dire une hiérarchie très verticale? Bien sûr, c'est un des éléments qu'il faudrait revoir complètement. La hiérarchie de l'hôpital psychiatrique est effectivement très française. Elle existe également dans d'autres types d'hôpitaux plus classiques, mais cette idée perdure du ponte dont doit venir l'autorisation à sortir, le protocole à utiliser, effectivement, il y a un trop fort pouvoir qui lui a accordé à l'hôpital psychiatrique où finalement tout le monde est soumis à sa décision finale ou à son choix. On observe un manque de répartition horizontale des responsabilités, de possibilités d'aider un patient, en fait. Avoir un ou une psychologue dans une unité est extrêmement important parce que le patient ne dira pas la même chose à un ou une psychologue qu'à un ou une psychiatre, parce qu'il est très intimidant de parler un psychiatre: le patient a dix minutes pour lui dire tout ce qu'il à lui dire et il ne le voit qu'une fois de temps en temps, parce que les psychiatres n'ont pas le temps de recevoir plus. Et parfois, même, cela se fait par l'entremise de visio où le psychiatre est à Bordeaux et le patient à Cadillac, du fait de la carence de praticiens. On n'est plus du tout dans le lien et l'écoute. Malheureusement, certains psychiatres pris par le temps et par un souci d'efficacité qui leur est imposé par l'institution finissent par oublier la nécessité pour le patient d'être en confiance pour parler. Par ailleurs, on ne prend pas suffisamment en compte les familles en tant que partenaires... Elles sont complètement mises à l'écart, et il n'y a pas vraiment de lieu pour les recevoir. Quand les familles viennent le dimanche, elles sont dehors, dans le parc, alors qu'il peut faire froid. Il n'y a pas de toilettes ni d'accueil prévus. En fait, il n'y a que la maison des usagers qui ne fonctionne que dans des heures d'administration. Les psychiatres sont trop dans des tours d'ivoire et oublient le sens finalement premier de leur mission. Tout ne peut pas se régler via les médicaments...