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Tels sont les mots du professeur Mathieu Vandenbulcke (UPC KU Leuven, Leuven Brain Institute) et du Pr émérite Erik Schokkaert (KU Leuven). La discussion fait suite à la parution de l'ouvrage Dementia and Society, que les intéressés ont rédigé en collaboration avec Rose-Marie Dröes, de l'Université d'Amsterdam. Le livre agrège des contributions de différentes disciplines: du droit à la psychologie, en passant par la philosophie et l'économie. Dans leurs propres contributions, ils font le lien entre la maladie et les aspects économico-sociaux. Les deux professeurs constatent ainsi un manque criant de données fiables sur la démence. "Même sur sa prévalence d'ailleurs", explique le Pr Schokkaert. "Les chiffres de l'Agence intermutualiste, basés sur l'usage médicamenteux, donnent certes une vague indication, mais sont inappropriés. La collecte de données s'avère donc indispensable."La démence véhicule une image souvent simpliste et négative, déplore le Pr Vandenbulcke. "La démence est souvent dépeinte comme un ennemi devant être combattu, un tsunami qui nous submerge, et un poids pour la société. Puis, on ne s'intéresse généralement qu'au tout dernier stade de la démence. Cette approche vise à évaluer la manière dont les personnes atteintes de démence se considèrent, alors qu'il serait possible de transmettre un message plus nuancé, dont la visée finale est la qualité de vie après diagnostic. L'objectif devrait être d'investir en ce sens et d'inviter les personnes souffrant de démence à participer à la société, plutôt que de les en écarter. Nous devons les questionner sur leurs souhaits et répondre au mieux, en tant que société, à leurs attentes. Dans le domaine des soins, il faut aussi s'attarder à ce qui rend ces personnes si uniques: parcours de vie, relations, sources de sens, etc. En termes de qualité de vie, de grandes avancées sont possibles, à condition d'opter pour cette approche globale."Le Pr Vandenbulcke insiste aussi sur l'importance de l'interdisciplinarité. "Le chantier ne concerne pas seulement le secteur médical, loin de là ; il s'étend aux initiatives locales et intersectorielles. Le quartier, les voisins, peuvent jouer un rôle crucial dans le soutien aux personnes souffrant de démence et à leur partenaire. Un projet comme Zorgzame buurten (les Voisins Bienveillants, ndt) à Louvain illustre parfaitement cette volonté."Quel est le coût individuel et sociétal de la démence? La question est épineuse, semble-t-il. "Les soins non payés représentent de 60 à 70% du coût total", explique Erik Schokkaert. "Il est donc surtout question ici des aidants proches." Vandenbulcke renvoie quant à lui aux chiffres américains. Le coût d'une personne atteinte de démence y est évalué à 50.000 dollars par an. Son collège Erik remet fortement ces données en doute. "La marge d'erreur est trop grande. En général, les soins à long terme sont sous-financés, et cela ne vaut pas seulement pour la démence. Le secteur privé n'a prévu aucune assurance. Quant aux autorités, leur financement en la matière reste insuffisant. Les personnes malades restent donc à la maison par manque de financement et remettent leur passage à la maison de soins à plus tard. Ces établissements manquent quant à eux de personnel, ce qui les pousse à administrer trop de médicaments, là où le patient nécessiterait plutôt un accompagnement", s'attriste Erik Schokkaert. "Les aidants proches mériteraient un meilleur soutien. Il n'est bien entendu pas évident d'en évaluer le coût. Combien coûte par exemple l'engagement d'un proche qui arrête de travailler pour s'occuper d'un membre de la famille? La meilleure option serait de calculer les effets sur le bien-être. Quoi qu'il en soit, il faudra faire des choix sociétaux de sorte que les personnes atteintes de démence reçoivent un meilleur encadrement", ajoute-t-il. Mathieu Vandenbulcke salue tout de même les dispositifs existants comme les groupes de soutien et autres "café démence", ces endroits où soignants, proches et patients peuvent venir échanger. "De nombreuses cliniques de la mémoire mettent par exemple des programmes de partenariat en place. Les campagnes de soutien restent également importantes, surtout pour mutualiser les connaissances. Je pense à Dementia Friends, mais aussi à la série télévisée de la VRT Restaurant Misverstand."Jusqu'à nouvel ordre, aucun médicament ne permet de traiter la démence. C'est pourquoi le Pr Schokkaert invite les universités et le secteur privé à collaborer davantage en matière de recherche scientifique. "Un médicament contre la démence rencontrerait bien évidemment un succès colossal", fantasme-t-il. Mais guérir n'est donc pour le moment pas une option. Quid d'une approche préventive? "En contrôlant les facteurs de risque, plusieurs études indiquent qu'il est possible de diminuer d'un tiers les cas de démence chez les personnes très âgées", estime le Pr Vandenbulcke. "Les directives générales restent d'application: exercice physique, nourriture saine, ne pas fumer, boire peu d'alcool... Ce qui est bon pour le coeur, l'est également pour le cerveau."Il rappelle également l'existence et la conservation des réserves cognitives. "Il ne s'agit pas de prime abord de niveau de formation, mais bien de formation continue sur toute une vie, de contacts sociaux, etc. Le cerveau doit être suffisamment stimulé. Le risque de démence augmente avec la diminution de la vue ou de l'ouïe, et donc du contact avec le monde extérieur. La solitude peut également miner la santé cérébrale."L'autre grand chantier, c'est l'évaluation de la qualité de vie. "Il y a plusieurs manières de la mesurer: à partir de standards objectifs, comme les revenus ou les contacts sociaux, du sentiment de bien-être ou encore des préférences personnelles", poursuit le Pr Vandenbulcke. "La plupart des mesures de la qualité de vie en cas de démence s'intéressent plutôt aux deux premiers points, alors que le dernier demanderait davantage d'attention. Comment s'assurer que le patient détermine lui-même au maximum ce qu'est pour lui une vie qualitative et pleine de sens?" Dans la pratique, ces échelles axées sur la qualité de vie sont toutefois trop peu utilisées. "La démence est souvent mesurée à l'aide de tests cognitifs ou d'échelles mesurant l'impact sur le fonctionnement au quotidien. Cela montre comment nous abordons la démence, à savoir par un prisme strictement cognitif. On ne s'intéresse pas à la manière dont les personnes vivent ce quotidien. Que du contraire: l'entourage lie souvent beaucoup plus l'état cognitif et la qualité de vie que le patient lui-même."La valeur souvent utilisée dans les évaluations économico-sanitaires est le Qaly (quality-adjusted life years). "Elle s'applique peu à la démence", déplore enfin le Pr Schokkaert. "Je n'ai jamais été un grand fan des QALY's, encore moins pour aborder la démence, puisque cette valeur ne tient pas suffisamment compte des différentes dimensions de la qualité de vie."