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Le journal du Médecin: Votre vision de la médecine n'est-elle pas quelque peu darwiniste? Non, pas du tout. Le tsunami de l'IA a surpris tout le monde, moi y compris: ce que fait GPT-4 en médecine aujourd'hui, le 29 novembre 2022, la veille de la sortie de ChatGPT-3.5, je ne l'imaginais pas se produire avant 2040! La maîtrise du langage humain et sa compréhension par les réseaux de neurones de type ChatGPT sont spectaculaires et ont chamboulé les perspectives des spécialistes de l'IA et de personnes telles que moi, à savoir des médecins qui s'intéressent depuis longtemps à l'intelligence artificielle... Seriez-vous partisan de l'eugénisme intellectuel? Ma position personnelle n'a pas beaucoup d'intérêt, mais je suis convaincu que pris de panique par les progrès de l'intelligence artificielle, les parents vont vouloir agir. Je pense qu'ils accepteront les technologies électroniques d'augmentation cérébrale quand elles seront au point et les technologies d'eugénisme. Il est d'ailleurs extrêmement frappant que l'Amérique, bien que très religieuse et plutôt bioconservatrice, est en train de devenir pro-eugénisme. Un sondage publié dans Science montre que 38% des Américains sont favorables à l'analyse neurogénétique de l'embryon pour choisir le bébé qui sera le plus intelligent. Un phénomène qui a beaucoup surpris les éthiciens américains. En réalité, les progrès foudroyants de l'intelligence artificielle amènent un pourcentage déjà très significatif des parents américains à penser que fabriquer des bébés moyennement intelligents à l'ère d'une intelligence artificielle qui galope est une erreur pour le bien-être de leur futur bébé. À vous entendre, au hasard, il faudrait préférer la nécessité... Dans deux à trois années, lorsque l'intelligence artificielle aura encore beaucoup évolué, les parents seront inquiets quant aux perspectives à l'horizon 2050-60. N'oublions pas qu'un enfant qui naît aujourd'hui travaillera encore aux abords de 2100 et vivra dans un monde où l'intelligence artificielle sera incroyablement puissante et intelligente. Les parents voudront des solutions, ce qui posera de nombreux problèmes éthiques. Mais le patron de Nvidia, le principal fabricant de puces électroniques dites GPU (Graphics Processing Unit) utilisées pour fabriquer l'intelligence artificielle, déclarait cet été qu'en 2032, l'intelligence artificielle sera un million de fois plus puissante que ChatGPT-4. Les futurs parents vont dès lors paniquer, et chercher des solutions pour l'avenir de leurs enfants. Les femmes intelligentes qui ont un QI élevé ont peu d'enfants, écrivez-vous... Oui, c'est une réalité. C'est particulièrement flagrant en Allemagne, où le nombre d'enfants par femme ingénieure ou scientifique se rapproche de zéro. Les élites intellectuelles font très peu d'enfants dans la société européenne de 2023. Qu'en est-il de la Chine où la politique de l'enfant unique a longtemps régné? Le nombre d'enfants par classe sociale et par niveau de formation y étant moins bien répertorié, je ne peux vous donner des chiffres. Mais, pour ce qui est de l'Europe, c'est une évidence. J'avais d'ailleurs écrit un article à ce sujet dans L'Express. N'y aurait-il pas danger de voir l'émergence d'une médecine de riches, à lire vos prédictions? La médecine produite par intelligence artificielle sera moins chère que la médecine d'aujourd'hui. Il s'agit d'un autre défi auquel nous, médecins, allons être confrontés. Mais il y en a encore un autre auquel mes confrères n'ont pas pensé: une étude du MIT vient de montrer que pour une tâche intellectuelle donnée, GPT-4 émet entre 100 et 3.900 fois moins de CO2 que nous. Donc, d'un point de vue climatique, il est clair que certains vont proposer que ce soit l'intelligence artificielle qui travaille à notre place. Parce que contrairement à ce que l'on croit souvent, les chatbots émettent extrêmement peu de CO2 par rapport à un humain pour une tâche intellectuelle donnée. Reste le problème du silicium et de l'eau que l'IA consomme... Tout compris, l'intelligence artificielle est très écologique. Quant au silicium, il y en a quelques milliards de tonnes sur Terre, puisque c'est du sable. Alors avant que nous ne manquions de sable... Avec la seule plage de Knokke-le Zoute, nous pouvons faire des microprocesseurs pour quelques milliers de milliards d'années, bien au-delà de la durée de vie de la Terre. Je ne suis donc franchement pas inquiet concernant le silicium. Et lorsqu'on fabrique des microprocesseurs, l'eau consommée repart ensuite dans le circuit. Ce que vous suggérez comme solution suppose une révolution de l'enseignement, des études médicales et de la médecine... Nous nous dirigeons vers une refonte complète de la médecine, des hôpitaux et des études. Et nous avons pris beaucoup de retard puisque les études de médecine n'ont toujours pas intégré l'avènement de l'intelligence artificielle. Ce n'est pas ma proposition, c'est juste le choc du réel, il est urgent que le mandarinat réfléchisse à ces questions. L'hôpital va prendre l'irruption de l'intelligence artificielle de plein fouet. Il est urgent qu'il commence à y réfléchir. Avons-nous l'IA que nous méritons? Nous aurons forcément l'IA que nous mériterons puisque c'est nous qui la créons. Jusqu'au jour où, éventuellement, elle deviendrait autonome. Mais ce n'est pas encore pour tout de suite... Comment comprendre l'IA si l'on ne comprend déjà pas le fonctionnement de notre cerveau? En réalité, il est beaucoup plus simple de comprendre l'IA que de comprendre notre cerveau. L'IA est très puissante, mais elle est relativement simple, et on commence même d'ailleurs à pouvoir analyser le fonctionnement des réseaux de neurones artificiels, comme ChatGPT, neurone artificiel par neurone artificiel. Une étude publiée le 7 octobre à l'initiative d'Anthropic, grand concurrent de ChatGPT, démontre que notre capacité de comprendre et d'analyser l'intelligence artificielle va beaucoup augmenter dans les années qui viennent, beaucoup plus vite que notre compréhension du cerveau. Il s'agit d'un paradoxe qui va aller en s'aggravant: nous comprendrons très bien l'intelligence artificielle dans cinq ans et nous comprendrons toujours assez mal le cerveau humain à cette date, même si l'intelligence artificielle peut nous aider un peu à le comprendre... Mais il restera un écart important. On oppose le digital et l'animal, mais en même temps, le digital excite le cerveau reptilien, écrivez-vous... Oui, nous sommes addicts et je ne crois pas que cela va s'arranger avec la réalité virtuelle. Avec le couplage du métavers et de l'intelligence artificielle vont apparaître dans le numérique des drogues ultra-addictives. Et la façon dont nous contrôlons l'utilisation de cette drogue numérique chez nos enfants, pour nous-mêmes et dans la société, posera un grand défi. S'il n'est pas simple d'empêcher ses enfants d'aller sur TikTok, ce sera encore plus compliqué de les empêcher d'aller dans des mondes virtuels ultraréalistes et personnalisés, puisque l'intelligence artificielle permettra de personnaliser pour chacun de nos enfants les jeux en fonction de ses attentes. L'addiction numérique ne fait que commencer. Il y aura encore du travail pour les psychiatres dans les décennies à venir. Mais la grande différence entre la machine et l'humain, c'est que la machine ne rêve pas? Elle pourrait. Un travail récent montre que GPT n'a pas de conscience artificielle, mais que les IA futures pourraient en disposer. On peut donc imaginer dans le futur qu'il y ait des zones qui rêvent dans les réseaux de neurones artificiels, même si actuellement on ne dispose pas encore de la technologie capable de le réaliser.