...

Rencontré à l'occasion de sa résidence chez Passa Porta à Bruxelles, Patrick Autréaux est un médecin et psychanalyste français. Avec "La Vallée des larmes", récit autobiographique dans lequel un médecin de 35 ans se voit diagnostiquer un cancer considéré comme incurable, il entamait un cycle littéraire sur la maladie. S'y superposaient les regards du médecin, du malade et de l'homme. Dans "Soigner" et "Se survivre", il confirmera l'une de ses lignes thématiques phares: interroger, toujours plus brillamment, les liens entre médecine et littérature. Le journal du Médecin: Considérez-vous l'écriture comme une catharsis ou un remède? Patrick Autréaux: L'écriture a toujours été préexistante. Dès que j'ai été adolescent, j'ai écrit, j'ai publié de la poésie assez tôt. J'ai commencé à écrire des récits, des romans qui n'ont pas été publiés, et même du théâtre. Vers la trentaine, je suis tombé malade, ce qui a modifié mon rapport à la littérature, pour ensuite transformer mon écriture. Cela n'a fait que maturer une écriture déjà présente, comme un besoin pas du tout cathartique ou thérapeutique, mais qui s'inscrivait dans une continuité. J'aurais plutôt tendance à dire qu'écrire consiste à passer le doigt en permanence sur la cicatrice, sans cesse sentir la fêlure. Je constate que l'essentiel de mes lecteurs est d'abord attiré par le sujet, parce qu'il les concerne d'une manière ou d'une autre, pas forcément la maladie d'ailleurs. J'ai été surpris de constater qu'il s'agit souvent de personnes passées par un trauma quelconque, des passions amoureuses par exemple. Mais il y a toujours dans l'art ou l'écriture quand même une partie thérapeutique au sens "ouverture", qui ouvre intérieurement et donne une liberté plus grande. S'agissant du soin, je suis plus perplexe. Le choix de la psychiatrie vous permettait d'avoir un peu plus de temps pour écrire? J'ai eu un coup de foudre en passant dans un service de psychiatrie, alors que je me préparais à devenir neurochirurgien. Puis, au concours d'internat, j'ai choisi des lieux qui me semblaient les plus proches de la littérature. À cette époque, il s'agissait encore de lieux inspirés par la thérapie institutionnelle et donc la psychanalyse dans l'institution. Ce choix n'était pas le must pour une carrière, mais me satisfaisait. J'ai commencé à écrire, jusqu'à ma thèse, avant que ne survienne ma maladie. Quand j'ai enfin réussi à écrire des textes qui se tenaient, j'ai envoyé mon manuscrit. Puis j'ai rencontré Jean-Bertrand Pontalis, mon premier éditeur. Sa rencontre survenait juste après le décès de mon grand-père qui fut mon mentor, alors que j'avais été entouré de beaucoup de psychanalystes avec qui j'avais toujours gardé une sorte d'intérêt distant. Avec Pontalis, par contre, s'est développée une vraie relation. Il avait suivi des études de philo pour devenir ensuite psychanalyste, puis éditeur. J'ai à l'époque connu des ennuis de santé autre que le cancer, et cela m'a fait un peu dérailler. J'ai commencé une analyse, en même temps que je commençais à publier, tout en initiant un dialogue avec Pontalis. Vous travailliez en urgence psychiatrique et soudain, vous avez connu cette urgence de l'écriture? Sauf que c'est une urgence vécue du dedans. Au fond, l'urgence est liée à une conscience très aiguë de votre limite dans le temps, de mort. Lorsque l'on naît dans une famille dont on est l'enfant unique, sur lequel elle s'appuie dans ses espoirs, on devient ce que le psychanalyste appelle l'enfant pansement, le thaumaturge, le petit Jésus, le sauveur de la famille. On veut soigner, maîtriser la mort. Raison pour laquelle j'ai écrit sur Thérèse de Lisieux, récemment: dans sa propre famille, il y a quelque chose de cet ordre. Et même si on le transpose à un plan symbolique, c'est le même processus: il y a chez elle une idée, comme chez beaucoup de religieux et même de mystiques, d'une forme de puissance thaumaturgique. Une fois en rémission - terme très religieux -, j'ai éprouvé un étrange sentiment: l'impression de connaître la condition des personnes que je soignais en tant que psychiatre à l'hôpital où j'étais amené à avoir des consultations avec des patients hospitalisés en cancérologie. Un des premiers était atteint de la même maladie que moi. Situation compliquée mais en même temps, je sentais en moi ce sentiment d'être en quelque sorte comme Jésus ressuscité... Le désir d'être sauveur. Un fantasme qui provenait de l'enfance. La question de la subjectivité du patient vous a interpellé en tant que malade... Les derniers textes de Georges Canguilhem sur la médecine, qui datent des années 70, s'attellent à cette sorte de réappropriation de la médecine et du corps par le patient tiers. Ils réintroduisent l'idée que dans le soin et dans l'exercice de la médecine pourrait être réintégrée la question de la subjectivité du malade. J'ai l'impression que tous les livres que j'ai écrits l'ont été pour témoigner, écrire, donner forme à une expérience, complexe, quasi métaphysique, me trouvant face à mon destin. En même temps, je découvrais quelque chose qui n'était pas la médecine - qui n'a rien d'exotique pour moi - et qui est autre chose, cette sorte de part énigmatique à quoi nous sommes confrontés malades. Une expérience absente complètement du compte-rendu d'hospitalisation que j'avais eu entre les mains. C'était comme si j'avais écrit mes premiers livres en réponse à la sécheresse de ce rapport, que moi-même j'aurais écrit si j'avais été interne. Une part de ce qui s'était passé pendant un an échappait complètement au médecin. Lorsque j'ai publié mon premier livre, parmi les médecins qui s'étaient occupés de moi à qui j'ai fait parvenir l'ouvrage, aucun - et pourtant, je les voyais régulièrement pour le suivi en consultation -, ne m'en a parlé, ni ne l'a lu. Je n'en ai eu aucun écho, aucun retour. C'est le signe aussi d'une fermeture, pour diverses raisons, d'un cloisonnement. C'était sans doute une volonté de ne pas vouloir rentrer dans la subjectivité, mais cette forme de pudeur me paraît suspecte.