L'insuffisance cardiaque est un syndrome répandu et sa prévalence va augmenter à l'avenir, essentiellement suite à l'amélioration des traitements et au vieillissement de la population. Après tout, en raison d'une plus longue durée de vie, les personnes âgées ont accumulé différents facteurs de risque d'insuffisance cardiaque et c'est le groupe qui augmente le plus rapidement: d'ici 2060, le nombre d'octogénaires aura doublé en Belgique.
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De 1 à 2% des adultes souffrent d'insuffisance cardiaque en Europe de l'Ouest. L'incidence est supérieure à 10% chez les plus de 70 ans. L'insuffisance cardiaque est un syndrome important, qui a un impact substantiel sur la mortalité et la morbidité. Ce syndrome s'accompagne en moyenne d'une hospitalisation par an, un chiffre qui augmente avec l'âge. En cas de HFrEF (insuffisance cardiaque avec fraction d'éjection altérée), on recommande actuellement une thérapie alliant un inhibiteur du SRAA (inhibiteur de l'ECA/sartan) ou un ARNI (sacubitril/valsartan), la spironolactone, un bêtabloquant et un inhibiteur du SGLT2 - on parle de guideline-directed medical therapy (GDMT). Cette combinaison diminue fortement la mortalité cardiovasculaire et totale. "Des méta-analyses en réseau d'essais cliniques randomisés montrent que cette combinaison réduit de plus de moitié la mortalité globale", explique le Pr Lorenz Van der Linden (pharmacie hospitalière, UZ Leuven ; pharmacologie clinique et pharmacothérapie, KU Leuven). "La mortalité résiduelle reste élevée en soi, mais elle diminue de façon impressionnante avec ces thérapies, avec un number needed to treat (NNT) dont peu de traitements peuvent se vanter."L'association d'un inhibiteur du SRAA ou d'un ARNI, de la spironolactone et d'un bêtabloquant entraîne également une réduction significative des hospitalisations pour insuffisance cardiaque, ainsi que du nombre total d'hospitalisations. L'ajout d'un inhibiteur du SGLT2 à ce traitement diminue encore les hospitalisations pour insuffisance cardiaque et améliore la qualité de vie. "En résumé, on devrait proposer ce traitement combiné à tous les patients souffrant d'insuffisance cardiaque entrant en ligne de compte et le tolérant", déclare Lorenz Van der Linden. Les anciennes directives HFrEF recommandaient d'introduire le traitement médicament par médicament en augmentant progressivement le dosage de chaque étape avant d'envisager un ajout. Avec cette méthode, il faut quatre à six mois pour parvenir à la thérapie maximale, alors que la mortalité à trois mois des patients hospitalisés suite à une insuffisance cardiaque aiguë est de 10 à 15%. Durant ce laps de temps, 20 à 30% des survivants sont à nouveaux hospitalisés à une reprise au moins. Le temps est donc compté. Il faut donc pourvoir le patient d'un schéma médicamenteux complet (GDMT) dans les plus brefs délais. Les chercheurs de l'étude randomisée (RCT) open-label STRONG-HF ont conçu le projet audacieux d'ajuster le traitement de l'HFrEF jusqu'à la dose cible le plus rapidement possible, dans une période de deux semaines après la sortie de l'hôpital, sous surveillance stricte [1]. L'étude a été interrompue prématurément car la différence pour le critère composite primaire de mortalité totale et d'hospitalisation pour insuffisance cardiaque à 180 jours était trop importante en faveur du "groupe intensif" (réduction du risque absolu: 8,1%, IC à 95%: 2,9-13,2%). Malgré l'abondance de résultats d'études encourageants, on observe une diminution progressive du recours à la GDMT avec l'âge chez les patients atteints d'insuffisance cardiaque. Plusieurs études observationnelles l'ont constaté, de même qu'une analyse récente du Swedish Heart Failure Registry (SwedeHF) [2]. "Il faut évidemment faire preuve de prudence dans l'interprétation des études d'observation car elles peuvent être biaisées", avertit le Pr Van der Linden. "Peut-être n'a-t-on plus administré de médication à certains patients parce que leur état de santé général ne le permettait plus - une situation qu'on rencontre fréquemment chez les personnes âgées. En résumé, le patient est exposé à un risque de mortalité plus élevé parce qu'il ne reçoit plus le traitement et/ou qu'on le suspend à cause d'une santé déclinante induisant le décès peu après. Mais soit, les données issues de ces registres constituent déjà un premier pas vers une meilleure compréhension du traitement de l'insuffisance cardiaque chez les seniors."Le manque ou l'absence complète de données concernant les patients de plus de 75-80 ans constitue depuis longtemps une pierre d'achoppement dans les études cardiologiques (et autres). Dans le passé, les patients âgés étaient simplement exclus sur base de leur âge calendrier. Ce n'est plus le cas. Malgré tout, l'étude STRONG-HF précitée n'a pas intégré de patients de plus de 63 ans, alors que l'insuffisance cardiaque frappe essentiellement les personnes âgées. "Les analyses post-hoc des études randomisées ont démontré que la réduction du risque relatif induite par les médicaments contre l'insuffisance cardiaque était la même chez les personnes âgées que dans les groupes d'âge plus jeunes", souligne Lorenz Van der Linden. "Comme il y a plus d'incidents cardiovasculaires dans ce groupe d'âge, cela devrait se traduire par un effet absolu plus important. En termes de sécurité, les chiffres montrent que l'incidence des effets secondaires augmente avec l'âge, mais - toujours sur la base d'analyses post-hoc - il ne semble pas que les personnes âgées soient plus nombreuses à interrompre leur traitement que le comparateur. Le délai d'obtention du bénéfice est également similaire chez les personnes âgées à ce qui est observé chez les patients plus jeunes. En d'autres termes, la thérapie combinée recommandée dans l'HFrEF a un impact favorable sur le risque d'hospitalisation et de mortalité sur une période de quatre à six semaines."L'âge réel ne doit donc pas avoir d'influence sur le traitement, aux yeux du Pr Van der Linden. "Un patient âgé présentant un HfrEF clairement démontré doit bénéficier du traitement combiné, à moins qu'un ou plusieurs médicaments soient contre-indiqués. Un suivi adéquat des différents prestataires de soins est important. Je pense au médecin généraliste et au cardiologue pour le diagnostic et le suivi, à l'infirmier, spécialisé en cardiologie ou non, au pharmacien de référence, qui est un prestataire de soins accessible pour veiller au respect du traitement, et au pharmacien hospitalier pour assurer la transition des soins."Certains patients présentent un profil gériatrique, désigné par la dénomination de fragilité (frailty). Les profils gériatriques ne sont généralement pas inclus dans les vastes études portant sur l'insuffisance cardiaque. "Il s'agit par exemple de patients qui mettent beaucoup de temps à parcourir la distance entre la salle d'attente et le cabinet de consultation. Ils peuvent même avoir du mal à se lever de leur chaise", précise Lorenz Van der Linden. D'autres causes possibles de fragilité liée à l'âge sont les troubles cognitifs, la diminution de la fonction rénale, une tendance à l'hypotension orthostatique, les difficultés à avaler, un risque accru de chute, etc. On distingue grosso modo deux courants autour des patients souffrant de fragilité liée à l'âge et d'insuffisance cardiaque. Le premier courant pointe du doigt le manque de données concernant la population en question et une sensibilité accrue aux effets secondaires des médicaments. Les prestataires de soins qui s'y rallient sont donc plutôt réservés quant à l'administration de la GDMT aux personnes fragilisées. Leur prudence est fondée. L'autre courant est disposé à accorder une chance à la GDMT: il applique le traitement, moyennant le monitoring et l'éducation nécessaires, et en évalue l'effet. Si ces praticiens ne peuvent maintenir le traitement à cause d'effets secondaires graves ou d'un manque de compliance, ils l'interrompent et documentent explicitement l'arrêt du traitement. "En l'absence de données RCT précises, on choisit entre ces deux attitudes quasi de manière intuitive", relate Lorenz Van der Linden. "Le point de vue des praticiens plutôt réticents est cohérent et mérite le respect. Pourtant, je penche pour l'autre approche. Il me semble préférable d'entreprendre au moins une tentative de traitement médicamenteux ou de la proposer et d'en discuter avec le patient et/ou les proches aidants. Je confirme qu'il existe trop peu de données fiables sur l'effet de la GDMT chez les personnes âgées fragilisées, à moins que nous n'interprétions les données post-hoc (trop) positivement. Nous ne pouvons être sûrs que le traitement ne fonctionne pas, sauf si nous l'avons essayé au préalable. Discuter avec le patient des effets positifs escomptés comme des risques me semble être un bon compromis: l'intéressé peut alors prendre une décision éclairée.""Le regard porté sur les données est partiellement une question d'état d'esprit. Nous y sommes tous sensibles, moi y compris. Certains experts froncent les sourcils parce que des études de cohorte ont montré qu'un ARNI devait être arrêté chez 30% des patients en raison d'une hypotension symptomatique - une préoccupation valable chez les personnes âgées. Mais cela signifie également que l'on pourrait poursuivre le traitement chez 70% des patients. Bien sûr, je suis tout à fait conscient que les personnes âgées présentent plus d'effets secondaires que les plus jeunes. Il suffit de penser aux plus de 20% de seniors qui se retrouvent dans un service de gériatrie à cause d'un problème médicamenteux et aux plus de 20% qui souffriront d'un nouvel effet secondaire pendant leur hospitalisation. Bien sûr, l'idéal serait d'avoir accès à des données RCT spécifiques pour la population de personnes âgées vulnérables. Néanmoins, je tiens à contrebalancer l'idée selon laquelle, en l'absence de telles données, nous devrions refuser systématiquement la GDMT aux patients concernés."