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Prisonnier malade ou malade emprisonné? En Belgique, à la différence de nos voisins, les soins de santé en milieu carcéral sont de la compétence du ministère de la Justice, et non de celui de la Santé. Une situation qualifiée d'anomalie par le secteur associatif, qui doit être revue par une réforme tant elle questionne l'indépendance du personnel de santé dans le milieu carcéral. "Nous avons constaté combien cela impacte négativement la qualité des soins." La Dr Lise Meunier est médecin spécialisée en hépatologie et en addictologie. Elle travaille dans le secteur associatif bruxellois depuis plus de dix ans, et depuis cinq ans dans l'ASBL Réseau Hépatite C-Bruxelles. "'Ici, ce n'est pas l'hôpital, c'est la prison', nous a dit l'un des médecins responsables en guise d'accueil lorsque nous avons débuté nos activités. On demande aujourd'hui aux médecins et aux soignants travaillant en prison d'exercer une médecine et des soins soumis à la logique carcérale. Les soignants sont aux prises avec un conflit de loyauté: doit-on servir l'institution carcérale ou servir la santé? La personne malade en prison n'est pas considérée comme une personne malade mais comme un détenu qui est malade. Avec toute la stigmatisation liée au fait d'être en prison. Ce conflit de loyauté, le manque de moyens et la pression exercée impactent le jugement médical et donc les soins dans leur globalité." Pour la Dr Meunier, la logique carcérale oblige le médecin à poser des choix qui vont à l'encontre de sa déontologie médicale et à l'éthique des soins. C'est pourquoi le Réseau Hépatite C-Bruxelles a décidé de se retirer des prisons de Haren et de Saint-Gilles (lire encadré ci-dessous). "Il y a aussi une responsabilité individuelle de certains médecins ou infirmiers qui acceptent de jouer dans ce jeu", rebondit Manuel Lambert, conseiller juridique pour la Ligue des droits humains. "Certains refusent, on le voit ici, quand ils se rendent compte que leur déontologie ne leur permet plus d'exercer le métier. Mais d'autres ne font pas ce chemin-là." Il cite un article du Soir de 2019 qui rapportait que des psychiatres réalisaient des expertises en moins de trente minutes. "Il y a une responsabilité individuelle des médecins!". Il pointe enfin un silence assourdissant dans le chef de l'Ordre des médecins. "L'Ordre ne dit absolument rien sur cette situation extrêmement problématique qui est pointée et repointée par le Comité pour la prévention de la torture. Qu'en pense l'Ordre des médecins?"Selon le protocole décidé par la direction des soins de santé pénitentiaires (SPF Justice), seuls les détenus condamnés ont accès aux services de dépistage et de traitement de l'hépatite C. Les personnes en détention préventive n'y ont pas droit de facto. Cette situation est due au fait que, pour pouvoir initier le traitement, le patient détenu doit pouvoir prouver qu'il passera les trois prochains mois en détention. La condition est facilement vérifiable pour les personnes condamnées, qui connaissent leur peines, mais pas pour les personnes en détention provisoire, en attente de leur jugement. Même si ces dernières passent un laps de temps souvent largement supérieur à trois mois en prison, leur détention est systématiquement remise en question à intervalles réguliers. La loi prévoit en effet un passage devant le juge d'application des peines pour confirmer la prolongation de la détention provisoire, ce qui rend incertain le temps que le prévenu passera encore en prison, l'excluant de facto du bénéfice du traitement contre l'hépatite C. Les personnes en détention préventive représentent plus d'un tiers de la population carcérale. L'hépatologue rapporte un cas concret: "Nous pensons à Monsieur R, patient de plus de 50 ans atteint d'une hépatite C compliquée de cirrhose. Il a fallu attendre onze mois pour débuter le traitement, parce qu'il était en détention préventive. Il a fallu attendre qu'il soit condamné. Combien de personnes auraient largement eu le temps d'être traitées pendant leur détention préventive? Quelle rencontre ratée avec les soins...""De plus, le protocole comporte d'autres restrictions inacceptables", ajoute la Dr Meunier. Par exemple, les personnes détenues qui consomment des produits psychotropes seraient également exclues des soins contre l'hépatite C, si l'ASBL appliquait le protocole à la lettre. "La politique prohibitionniste en matière de drogues a un impact catastrophique sur la prise en charge des détenus, alors qu'il n'y a aucune justification médicale à conditionner la prescription des traitements à l'abstinence." À titre indicatif, là où trois personnes sur quatre dans la société globale se déclarent en bonne santé, elles ne sont plus que deux sur quatre dans la population carcérale. L'ASBL I.Care, elle, poursuivra ses activités, même si elle a dû se retirer de la prison de Marche-en-Famenne à cause de l'insuffisance de moyens mis à disposition. La structure travaille sur le soin et la promotion de la santé en milieu fermé. Elle soutient néanmoins la décision du Réseau Hépatite C-Bruxelles. "Les conditions de travail sont très tributaires des administrations", évoque Marion Guémas, coordinatrice chez I.Care. "Je pense à la rapidité pour faire parvenir les financements, au manque de personnel dans les prisons pour encadrer les séances, à la disponibilité des locaux..."La Ligue des droits humains, qui soutient également la décision du Réseau Hépatite C-Bruxelles, profite de l'occasion pour rappeler le contexte problématique de la santé en milieu carcéral. "On atteint cette année le record de 12.000 détenus. On est face à une politique d'incarcération très claire", pointe Manuel Lambert. "On voit bien que c'est un choix politique, parce que la surpopulation carcérale est un double paradoxe en soi: d'une part, les chiffres montrent que la criminalité est en baisse et, d'autre part, on poursuit la construction de nouvelles prisons. Malgré ces deux éléments, la surpopulation carcérale s'aggrave." Cette situation a des conséquences sur les droits fondamentaux des détenus, particulièrement sur leur droit à la santé. Dans ses deux derniers rapports de 2018 et 2022, le Comité européen pour la prévention de la torture et la Cour européenne des droits de l'homme ont pointé une offre médicale insuffisante, gravement défaillante et contraire à l'éthique et à la déontologie médicale.