...

Dans nos sociétés, l'enfant qui voit le jour n'est plus, pour la majorité des parents, ni un "heureux événement" ni un "accident", mais le fruit d'une décision pleinement consciente, d'une naissance programmée. Aussi se sentent-ils d'autant plus responsables de sa sécurité, de son bonheur et de sa réussite. En quelque sorte, les parents ont "convoqué l'enfant à naître". Ils tendent alors, à des degrés divers, à devenir des hyper-parents en quête d'une forme de perfection, ce qui peut induire des attentes excessives sur le plan éducatif. L'hyper-parent est un produit de nos sociétés occidentales, où l'individualisme et l'esprit de compétition sont rois, mais, en outre, il y prend d'autant plus de place que nous vivons des temps incertains placés sous l'égide d'une pandémie, d'une guerre à nos portes et d'une planète à sauver. De là à en faire trop, à s'épuiser, à se culpabiliser, à négliger son propre bonheur ou à générer de la tension chez l'enfant et dans la relation éducative, le risque qui guette les parents est bien réel. Dans l'esprit de l'hyper-parent s'agitent trois modèles de parentalité qui s'y conjuguent. Comme le souligne le psychopédagogue Bruno Humbeeck [1], professeur à l'Université de Mons, ils se prêtent au jeu des métaphores: celles de l'hélicoptère, du drone et du curling. Le "parent hélicoptère" tourne sans arrêt dans le ciel de son enfant pour contrôler ses mouvements et s'assurer qu'il est en sécurité. Le "parent drone", lui, est hanté par une idée de perfection ; il sillonne le ciel de son enfant pour lui offrir ce qu'il y a de mieux dans tous les domaines - école, vêtements, jouets... Enfin, le "parent curling" s'évertue à balayer tous les obstacles qui pourraient entraver l'évolution de sa fille ou de son fils dans le sens souhaité. Parmi les trois composantes de l'hyper-parentalité, c'est probablement celle du parent curling, dans sa version la plus radicale, qui pose le plus question sur le plan sociétal, voire moral. Pour favoriser la réussite de leur enfant, d'aucuns ne sont-ils pas prêts à s'investir dans des actions proches d'une forme de lobbying? Par exemple, en essayant de copiner avec certains enseignants. Tout est bon du moment que mon enfant réussisse, pourrait être leur leitmotiv. En outre, le parent curling ne favorise-t-il pas la pérennisation d'une société élitiste et inégalitaire en supposant notamment une transmission systématique du rôle social et de la position sociale? "Les parents de milieux favorisés ont quasiment inventé la notion de surdoué pour pouvoir imposer l'idée qu'il y aurait des éléments de l'ordre de l'intelligence instinctive ou héréditaire qui se transmettraient d'une génération à l'autre", commente Bruno Humbeeck. Certains parents curling font montre d'une exigence extrême à l'égard non seulement de leurs enfants, mais également de l'école. Selon la métaphore de Bruno Humbeeck, les enfants ne sont plus alors des vases à remplir ou des feux à allumer comme la pédagogie active et la pédagogie institutionnelle le supposaient, mais plutôt des puits de pétrole à exploiter. De là à assimiler l'hyper-parentalité à un danger pour la démocratie, à une fabrique de futurs adultes réactionnaires, voire de futurs dictateurs, et ce, à cause d'un manque de limites imposées aux enfants sous l'influence de certaines dérives de la pédagogie positive, il y a un pas à ne pas franchir. Même s'il se fourvoie parfois dans certains excès liés à la quête d'une perfection inatteignable, l'hyper-parent a avant tout, dans la grande majorité des cas, l'objectif louable de la sécurité, du bonheur et de l'épanouissement de l'enfant. "C'est l'éducation rigide, vécue comme injuste et terriblement sévère, qui est un creuset de futurs dictateurs. Pour s'en convaincre, il suffit de lire les biographies d'hommes politiques féroces comme Trump, Bolsonaro ou Poutine. Les études mettent en évidence que ce sont au contraire les climats chaleureux, bienveillants, attentifs au développement qui favorisent l'épanouissement et l'avenir de la démocratie", insiste le Pr Humbeeck. Quand elle devient source de tension soit dans la relation éducative, soit chez le parent, soit chez l'enfant, l'hyper-parentalité, alors problématique, est-elle l'apanage de certains profils psychologiques parentaux? Pas vraiment. Le perfectionnisme accentue néanmoins le danger. La rigidité mentale aussi. Par exemple, quand la méfiance à l'égard des écrans, dont les enfants font grand usage aujourd'hui, se mue en un combat sans merci. A priori, on pourrait croire que le profil des hyper-parents est celui de parents plus angoissés que les autres dans leur approche éducative. Il n'en est rien. La zénitude constitue même un mode de fonctionnement chez beaucoup d'entre eux. Ainsi, le plus souvent, les contrôles réalisés par les parents hélicoptères ne relèvent pas de l'anxiété pathologique, mère de la surprotection parentale, mais d'un mode d'éducation qui s'impose à eux comme naturellement normal. Ce qui est de nature à tarauder les parents, en revanche, ce sont les contradictions auxquelles peuvent donner lieu les différents objectifs qui les habitent - la sécurité de leur enfant (hélicoptère), son bonheur (drone), sa réussite (curling). Ainsi, les hyper-parents aux visions sécuritaires très affirmées sont paradoxalement inquiets du "repli" apparent de leurs enfants dans leur chambre et en particulier de la possible nocivité de l'omniprésence des écrans dans leur existence. Aussi sont-ils prompts à parler d'addiction et à consulter à ce propos. "Une autre contradiction à laquelle sont exposés les parents hélicoptères réside dans le fait qu'ils veulent assurer la sécurité de leur enfant en le gardant sous leurs yeux et, parallèlement, sont conscients de la nécessité pour son avenir qu'il devienne autonome", explique le Pr Humbeeck. Au sein d'une cellule familiale, un parent peut être un hyper-parent et l'autre pas, ou du moins ne l'être qu'à un degré très inférieur. Cette situation représente le motif le plus fréquent des consultations chez un psychologue, un psychopédagogue, un médecin ou un coach familial dans le cadre de l'hyper-parentalité. Concrètement, un des conjoints ne supporte plus les exigences parentales de l'autre, parfois à un point tel que le couple se met à vaciller. Une cause classique de discorde concerne les repas lorsqu'un des parents est orthorexique, c'est-à-dire en proie à une obsession pour un régime alimentaire sain et équilibré qu'il veut, en l'occurrence, imposer à l'enfant. "Pour contourner ce type d'écueil", précise Bruno Humbeeck, "il faut instaurer de la souplesse dans le style parental. L'insuffler fait partie du rôle du thérapeute. Sans cette souplesse, il est fréquent que des jeux de pouvoir impliquant l'enfant voient le jour au sein de la famille. Par exemple, si une mère a des comportements excessifs au niveau éducatif, le père utilisera parfois la moquerie pour mettre l'enfant dans son camp. La mère en souffrira, se sentira disqualifiée.Or, avec l'hyper-parentalité, nous ne sommes pas dans la pathologie et personne n'a raison ni tort. Rééquilibrer les jeux de pouvoir doit être une priorité".Il arrive que des hyper-parents craquent, soient épuisés, se sentent coupables de ne pas être fidèles à l'image qu'ils s'étaient forgée de la parentalité ou déplorent que le bonheur absolu auquel ils rêvaient soit une chimère. Certains cheminent alors vers un burn out parental. Ce n'est pourtant pas la règle. Le plus souvent, le mal-être n'est que temporaire. Par conséquent, le burn out doit plutôt être appréhendé comme une conséquence pathologique d'une hyper-parentalité mal assumée. Et l'enfant? Comment vit-il la situation d'une "parentalité hypertrophiée"? Tantôt il deviendra un "enfant d'intérieur" lorsque l'hélicoptère prend trop de place dans son ciel. Tantôt, si le système éducatif en vigueur dans sa famille est excessif, il l'assimilera à du harcèlement. Toutefois, dans la plupart des cas, il s'adaptera, fera preuve de plasticité. En outre, les crises de l'adolescence auront fréquemment pour vertu d'amener le système éducatif parental à s'interroger sur lui-même et à s'amender s'il pèche par des excès. Qui plus est, l'hyper-parentalité commune tend à se généraliser dans un monde coiffé d'un épais halo d'incertitude, de sorte qu'elle n'apparaît plus comme anormale aux yeux des jeunes qui y sont confrontés. Les adolescents en viennent d'ailleurs à développer des mécanismes de résistance comme quand ils sourient ensemble de leurs parents. "Je ne me tracasse pas trop pour les enfants et les adolescents", assure Bruno Humbeeck. Mais comme il le mentionne néanmoins, trop de radicalité dans certaines composantes de l'hyper-parentalité peut tracer de mauvais sillons. Ainsi, le recours incessant à des mécanismes de parentalité hélicoptère induira chez le jeune un manque drastique de confiance envers l'environnement dans lequel il doit prendre place et freinera par là même son accès à l'autonomie. Autre exemple: dans la parentalité drone, le zèle déployé par les parents pour anticiper en permanence les besoins et envies de l'enfant risque d'entretenir chez lui l'impression d'être le centre du monde et le sentiment de toute-puissance de ses émotions, qui devraient dès lors être partagées par tous. Illusion qui sera battue en brèche par la réalité des relations humaines ordinaires. Nous ne sommes manifestement pas ici dans le même registre que l'"émocratie", ce système politique où l'émotion a pris le pouvoir, puisqu'il se fonde sur la propension à bâtir le discours et l'action en les chevillant à l'émotion populaire plutôt qu'en les arrimant au débat contradictoire. Des pédagogues comme Françoise Dolto et Maria Montessori disaient sans ambages qu'un parent doit faire passer ses émotions derrière celles de l'enfant et se préoccuper de lui avant de se préoccuper de soi. Une mauvaise piste selon la plupart des psychologues, pédagogues et psychopédagogues actuels. D'après eux, le bonheur est le fruit d'une volonté, d'une décision, sans quoi il se dérobe sous vos pieds. "Il faut que le parent puisse décider que lui aussi, en tant qu'adulte, a droit au bonheur et qu'il ne doit pas le sacrifier. L'exigence qu'il doit avoir vis-à-vis de lui-même est donc d'être le plus heureux et le plus épanoui possible, d'autant que le bien-être des parents retentit immanquablement sur celui de leurs enfants", insiste Bruno Humbeeck. Pour donner à l'enfant l'envie de grandir, de devenir un jour un adulte, ce qui est somme toute le but de l'éducation, il n'y a d'autre solution pour les parents que de se dégager des entraves au bonheur. Ce qui implique de faire le deuil d'une inaccessible perfection et de poser un regard lucide et amusé sur l'hyper-parentalité. "À la Homer Simpson, le père emblématique de la série télévisée d'animation bien connue", suggère le Pr Humbeeck. Le deuil de la perfection s'étend aussi, et surtout peut-être, à une certaine idée du bonheur. Car une des caractéristiques des hyper-parents est d'entretenir l'image d'un bonheur intense et continu pour leurs enfants. Elle est irréaliste. "Nous devons tous viser un bonheur serein, qui se situe vers sept sur une échelle d'un à dix", estime Bruno Humbeeck. "Le neuf ou le dix se réfèrent à des moments de fulgurance - lorsqu'on est amoureux, par exemple. Avec sa survalorisation de la joie, notamment, la pédagogie positive a généré beaucoup d'ambiguïté." Un jour, un journaliste demanda à l'acteur Jean-Pierre Bacri s'il était un homme heureux. Il eut une réponse pleine de bon sens. À peu près celle-ci: "Lundi, par exemple, j'ai été heureux de 14h29 à 16h12 et de 19h15 à 20h20."