...

Pourquoi avoir opté pour la formule du roman-photo? Il s'agit de mon troisième livre. Le premier, cosigné avec une historienne, concernait une ville gérée par le Front national, et partait à la rencontre des électeurs. En écrivant ce premier ouvrage, nous sommes arrivés à la conclusion que la forme qui convenait le mieux finalement, pour retranscrire tout ce que nous avions vu, entendu et enregistré, était le roman-photo documentaire qui détourne les codes du roman-photo traditionnel. Nous sommes finalement beaucoup plus proches des romans graphiques, d'actualité et de reportage. Par essence, la photographie est muette. Elle peut être évocatrice et raconter des choses, mais en aucun cas elle ne peut restituer la parole qui, mise dans les bulles a bien été enregistrée, retranscrite et validée par les différents intervenants. Il existe également la forme plus classique du docu photo, présenté sous une série de portraits et du texte à côté qui restituent des paroles. Mais j'avais besoin qu'il y ait une force romanesque dans cette mise en récit, car il s'agit d'un travail sur le terrain de plus de deux ans, débuté avant la pandémie. La formule choisie rend compte de ce travail immersif. C'est d'ailleurs une immersion, non seulement dans le travail, mais la vie, la vocation de ces femmes... Au plan photographique, il me semblait important de montrer de près leur travail, les mains, les gestes, les regards, d'avoir en reflet aussi les bénéficiaires. Il fallait à la fois photographier le travail, mais aussi les scènes intimes à la maison, car comme dans le cas du médecin d'une certaine manière, quand ces travailleuses rentrent à la maison le soir, elles reviennent avec la charge mentale et affective de ce qu'elles ont subi toute la journée et ressentent le besoin de partager leur expérience. Enfin, il y a la partie bande dessinée de Thierry Chavant. Qui permettait de montrer le parcours de vie initial de toutes ces femmes? Oui, mais qui n'était pas prévu au départ, mais s'est imposé à moi quand j'ai réalisé les longues interviews initiales. J'avais envie de connaître les personnes, ce qui requiert du temps, savoir d'où elles viennent. Au niveau de leur enfance, ces femmes partagent beaucoup de points communs. Que vous soyez d'Afrique noire comme Marie-Basile ou de l'Asvenois d'où vient notamment Valérie, on retrouve des deux côtés cette assignation de genre aux tâches domestiques, aux soins, et aux autres qui revient aux petites filles qui, plus tard, devenues femmes, travaillent dans le même univers. Ce qui démontre un certain déterminisme... Une forme de déterminisme social. Mais pourquoi alors terminer sur une double page de portraits de ces femmes? C'était une manière de mettre un point final à chaque récit par la photo. De par la forme choisie, il y a besoin de respirations - à l'instar d'une bédé se terminant par une double page de grandes images - face à la charge émotive qui se dégage de ces récits. On a beaucoup parlé du Care, notamment durant la pandémie, avant de reparler aujourd'hui d'économies dans le secteur, en France notamment. Le monde d'avant serait donc le monde d'après? Oui. Les rares avancées qu'il y a eu en France dans ces professions ont d'abord concerné l'hôpital, puis de manière plus discrète, la médecine de ville. La dernière roue du carrosse furent les aides à domicile et les auxiliaires de vie qui sont aux premières loges auprès des personnes en situation de grande vulnérabilité, qu'il s'agisse des personnes handicapées et principalement des personnes en situation de grand âge et en perte d'autonomie qui intègrent les EHPAD de plus en plus tardivement. C'est ce secteur médico-social, des travailleurs sociaux que j'évoque et qui s'est professionnalisé depuis une cinquantaine d'années: les tâches de soins auprès des personnes âgées, des très jeunes enfants, étaient des tâches bénévoles. À l'origine, ce travail gratuit était effectué par les femmes. Et il y a concomitance entre l'arrivée massive de ces dernières sur le marché du travail et le développement de ce secteur qu'on ne reconnaît pas pleinement comme du vrai travail. En France, nous sommes passés de 20.000 à 800.000 auxiliaires de vie en 50 ans, ce qui est considérable. On les appelait les aide-ménagères à l'origine, mais aujourd'hui les auxiliaires de vie en France doivent attendre 15 ans en moyenne pour prétendre à l'équivalent d'un SMIC, le système de comptabilisation des heures ne prenant pas en compte les temps de trajet entre les patients. Le scandale des EHPAD au début de l'année, a-t-il changé la perception du travail de ces auxiliaires? Non. Si l'on prend par exemple la question du grand âge sous le précédent quinquennat, une loi sur le sujet faisait partie des grands projets d'Emmanuel Macron. Il y a eu trois reports successifs, avant que la loi ne soit définitivement abandonnée. Le nouveau gouvernement, par la voix du Premier ministre, a annoncé la mise en place du CNR, lequel comprend un groupe de travail sur le grand âge, alors qu'au moins cinq ou six rapports ont été publiés depuis cinq ans.