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En Belgique, la première vague du Covid-19 a frôlé le nombre maximum de lits de médecine intensive disponible dans les hôpitaux. Lors de la deuxième vague, ce nombre a été atteint et cela dû à l'échange entre hôpitaux belges mais aussi l'envoi de certains malades en Allemagne, histoire de ne pas verser dans une situation "à l'italienne" où certains malades étaient traités en couloir, voire... sur le parking de l'hôpital. C'est dire l'importance de la question à laquelle tente de répondre le comité français d'éthique en publiant un avis sur les enjeux éthiques de la prise en charge et de l'accès aux soins pour tous "en situation de forte tension liée à l'épidémie de Covid-19". Les sages français jaugent que "cette tension amène à décider dans l'urgence d'actions de réorganisation des soins, avec notamment des déprogrammations d'actes chirurgicaux et médicaux et des fermetures de lits spécialisés, au bénéfice de lits "dédiés Covid". Elle conduit aussi à faire des choix concernant l'allocation des ressources et, de ce fait, à une priorisation des personnes parmi celles requérant des soins et des traitements".Une situation qui soulève "de nombreuses questions éthiques et impose de tout mettre en oeuvre pour apporter à chaque patient 'des soins consciencieux, attentifs et conformes aux données acquises de la science'". En effet, cette exigence implique de respecter les principes éthiques intangibles de non-malfaisance, de non-discrimination, de non-hiérarchisation des vies, de respect des droits fondamentaux d'autonomie, de dignité, d'équité et d'attention aux plus vulnérables. "Si les limites du système de santé sont dépassées et si l'aggravation d'une pandémie, en dépit de tous les efforts de mobilisation et d'organisation, empêche de traiter tous les malades avec la même efficacité qu'en temps ordinaire, les principes de l'éthique médicale doivent toujours être maintenus: une situation exceptionnelle ne doit pas conduire à une éthique d'exception", martèlent les sages. Les experts émettent ensuite une série de recommandations qui doivent guider la réflexion et la pratique de toute équipe médicale. "Les lignes de conduite préconisées insistent sur la nécessité de transparence des critères d'allocation des ressources vis-à-vis de la société et l'impératif éthique de non-abandon, imposant un accompagnement des patients, non admis en réanimation, par des soins médicaux de base et des soins palliatifs."Cet avis est-il innovant par rapport aux réflexions antérieures? Qu'apporte-t-il aux professionnels de la santé pour faire face à la situation actuelle voire, comme c'est possible, à de nouvelles vagues d'infection? Pour la présidente du Comité consultatif de bioéthique de Belgique, Florence Caeymaex, professeure de philosophie morale et politique à l'ULiège, "un texte de cette nature est très important. Dans des circonstances aussi exceptionnelles, les repères éthiques ne constituent pas un fardeau supplémentaire, mais au contraire un support pour la prise de décision, et ils ne sont pas solubles dans les critères médicaux. En effet, les médecins disposent de toute une série de critères pour définir des priorités. Dès le début de la crise Covid-19, les sociétés savantes ont rappelé ces critères, qui obéissent à une logique utilitariste et d'efficacité médicale qui vise à utiliser au mieux les ressources rares, avec pour objectif de sauver le plus de vies possibles. Cette logique mettra en oeuvre la règle de proportionnalité des soins: priorité d'accès aux soins aux patients pour lesquels on peut raisonnablement attendre que le traitement administré soit adéquat aux résultats attendus ou visés (récupérer la santé). En régime normal, cela marche très bien avec le principe éthique de non-discrimination, fondamental dans l'éthique médicale. La priorisation des patients en attente de chirurgie cardiaque s'effectue sur des critères médicaux, qui en principe neutralisent, les discriminations injustes (telles que fondées sur l'âge, le sexe, la couleur de peau, l'origine, le handicap, la condition socio-économique, etc.). Mais une fois qu'on entre dans l'état de nécessité, où il n'y a pas assez de ressources pour tout le monde, où l'on ne peut plus dire "à chacun selon ses besoins", la logique d'efficacité médicale peut ne plus suffire, voire même entrer en contradiction avec certains principes éthiques, notamment celui d'égalité d'accès aux soins ou d'égalité de valeur des vies parce que précisément il faut choisir. Le principe de non-discrimination ne peut plus être totalement respecté. La règle de proportionnalité des soins et de qualité de vie, par exemple, défavorisera très souvent des personnes avec de co-morbidités importantes, les personnes âgées, les personnes avec certains handicaps. En faisant des choix, on mettra inévitablement en jeu des paramètres comme l'âge, ou des vulnérabilités comme les co-morbidités dont nous savons qu'une partie d'entre elles sont corrélées à la situation sociale et économique des personnes. Suivie à la lettre, la logique utilitariste d'efficacité médicale recommandera de dé-prioriser les personnes vulnérables qui font en principe, dans ces circonstances normales, l'objet d'un surcroît de soins (et non moins). De sorte que les soignants se retrouvent concrètement avec un problème moral grave, qui met en jeu les valeurs de justice et d'égalité auxquelles la plupart d'entre nous, médecins compris, tenons fermement. Reconnaître ce problème pour ce qu'il est, c'est déjà très important. Avancer des principes de justice (et ceux qui y sont liés en éthique médicale, comme la bienfaisance ou le respect des droits fondamentaux) l'est tout autant. Dans des décisions qui seront toujours situées et fonction de patients singuliers, l'idée de justice, ou celle du respect de la volonté du patient (entre autres) peuvent constituer des repères et, surtout, donner du sens à un choix qui s'appuiera évidemment sur des considérations médicales mais dont la portée, qu'on le veuille ou non, les déborde. Les points de repère éthiques ne sont pas là pour légitimer toute les décisions prises, mais pour aider à prendre des décisions qui soient justes, au double sens de la mesure et de la justice".