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Historien, spécialiste des couleurs, des images, des emblèmes et du bestiaire, Michel Pastoureau a entamé, il y a plus de vingt ans, une histoire des couleurs principales, en débutant par la dernière à intégrer ce panthéon bigarré: le bleu - aujourd'hui la plus populaire en Occident -, pour ensuite aborder la thématique du noir bien sûr, du vert sa couleur préférée, du rouge, du jaune et aujourd'hui terminer par l'une des premières couleurs utilisées dans l'histoire de l'humanité et de la peinture, le blanc. De la préhistoire jusqu'à nos jours, de sa longue domination au cours des siècles à sa quasi-disparition aux yeux des physiciens, l'épopée de cette teinte, illustrée de reproductions magnifiques et éloquentes, est contée avec verve par ce spécialiste de l'héraldique qui, au cours de son du récit, prend soin de ne laisser aucun... blanc. Dans votre ouvrage, vous évoquez la question de la disparition passagère du noir et du blanc qui découle de l'apparition de l'imprimerie, le blanc devenant support "incolore", le noir étant utilisé pour le lettrage.... Un phénomène qui s'opère lentement, à partir du moment où l'imprimerie apparaît, et plus encore peut-être, la gravure en noir et blanc: ces deux couleurs acquièrent alors un statut particulier. On commence à les regarder comme des couleurs qui, ensemble, forment un univers à part, "le noir et blanc", qui s'oppose à celui de la couleur. Mais c'est la physique qui, avec Newton à la fin du 17e siècle, met au jour un nouvel ordre des couleurs, le spectre, dans lequel il n'y a plus de place, ni pour le noir, ni pour le blanc. Aujourd'hui, grâce entre autres à votre travail, le noir et le blanc ont retrouvé... des couleurs? Mais il est clair que dans les sciences humaines et les pratiques sociales de la couleur, le noir et le blanc n'avaient jamais perdu leur statut de couleur. Dans le langage également, des expressions comme marquer d'une pierre blanche, une oie blanche,... etc., démontrent que le blanc, effectivement, a toujours existé. Et les termes de couleur étant peu nombreux, ils sont porteurs de nombreux sens figurés et dérivés, le blanc plus encore que les autres teintes, en français et dans les langues voisines. Il est flanqué notamment de l'idée de pureté, de clarté, par exemple lorsque nous parlons de vin blanc. Il ne l'est évidemment pas: il est clair... Existe un écart entre la couleur réelle et la couleur nommée. Le blanc est aussi porteur du concept de vide - un col blanc, donner carte blanche, un blanc dans la conversation - et de celui de rareté - connu comme le loup blanc ou un merle blanc. Beaucoup de ces sens figurés ont donné naissance à des proverbes et des expressions qui ont traversé les siècles. La peinture de la Renaissance illustre, notamment dans les portraits, la mode des fraises à la fin du 16e siècle qui étaient blanches. Ce n'était pas anodin... En teinture, au cours de l'histoire, on a connu beaucoup de difficulté à produire un blanc vraiment blanc. Avant le 18e siècle, tous ceux qui portent du blanc dans leurs vêtements, arborent toujours un blanc grisâtre ou bleuâtre. En peinture, par contre, les artistes possèdent tous les pigments nécessaires à la création d'un vrai blanc. Les hommes et les femmes vêtus de blanc ou arborant une pièce de vêtement de cette couleur dans les tableaux, sont beaucoup plus blancs que dans la réalité. Cette mode des fraises qui met en valeur le visage est propre aux Pays-Bas du Nord et du Sud à partir de la fin du 16e siècle et dure une soixantaine d'années. De cette difficulté découlerait la noblesse du blanc? Oui, à cette prouesse qui consiste à teindre dans un bon blanc, dès lors réservé aux seules classes les plus favorisées, donc de la noblesse. L'univers royal et la cour arborent des blancs qui se rapprochent fortement du rêve blanc, si je puis dire. Mais plus bas dans l'échelle sociale, on croise des presque blancs. Il faut attendre le 18e siècle et la découverte des propriétés du chlore qui permettra de blanchir les étoffes afin que l'on puisse enfin obtenir un vrai blanc au niveau des vêtements, des draps, de tout ce qui touche le corps. Existe aussi un blanc protestant? S'établissent chez les protestants des morales de la couleur qui sont très fortes à partir du 16e siècle, et l'idée qu'il y a des couleurs honnêtes et d'autres qui ne le sont pas: les premières, pour un bon chrétien, ce sont le blanc, le noir, le gris et le brun. Le croyant doit fuir les couleurs trop vives, spécialement le rouge, le jaune et le vert. Cette éthique protestante concerne le vêtement, la vie quotidienne aussi bien que l'art. Pensez-vous que cette vision protestante des couleurs a influencé la production industrielle, les produits technologiques ou le design? Cette approche a considérablement influencé les pratiques sociales et culturelles de la couleur. D'une part, la Contre-Réforme catholique reprend une partie des valeurs protestantes de ce point de vue ; de l'autre, quand naît la révolution industrielle et toutes les technologies modernes, presque tous les grands capitaux en Occident sont aux mains de protestants qui véhiculent ces valeurs, d'où le fait que les premiers appareils ménagers, les premières voitures et les premières machines à écrire sont noirs, gris ou blancs. Même le cinéma en couleurs, qui a été inventé très tôt, avant la Première Guerre mondiale, a été diffusé en salles beaucoup plus tard, du fait qu'aux États-Unis, des puritains se trouvaient aux manettes de l'industrie cinématographique. L'idée d'images animées destinées au grand public leur paraissait déjà indécente, diffusées en couleurs, elles auraient confiné à l'obscène. Ce sont donc des questions morales qui ont retardé d'au moins 20 ans la diffusion, en salles de cinéma, en couleurs. Il y a aussi le blanc hygiénique... À partir du milieu du 19e siècle, on fait des progrès dans la gamme des lessives et des savons, de l'hygiène, de la propreté. Le discours des médecins hygiénistes domine et l'idée que le blanc est la couleur du propre s'impose dans la seconde moitié du 19e. Peu à peu, on voit les lieux de santé devenir blancs: les hôpitaux, les cabinets médicaux et dentaires. Tous les instruments et les étoffes dont on se sert et qui se rapportent également aux professions de l'alimentation et à la cuisine, à la salle de bains, connaissent la même évolution. Chez les particuliers, tout devient blanc entre 1850 et 1950. Ensuite, cette tendance ayant été poussée trop loin, commencent à apparaître des chambres d'hôpital bleu ciel, vert pâle, avec des draps pastel. Mais, on note tout même quelques résistances: personne ne se laverait les dents avec un dentifrice violet ou ne rangerait ses aliments dans un réfrigérateur orangé. Il s'agit là de quelques exemples d'héritages de cette idée d'hygiène et de propreté du blanc. Le drapeau blanc, quant à lui, est un concept très ancien. Cette pratique d'agiter le drapeau blanc en signe de paix naît vers la fin du Moyen Âge et devient courant durant les guerres européennes du 16e siècle. À l'époque moderne, il symbolise l'idée d'une reddition sans condition, qui donne carte... blanche aux vainqueurs, en quelque sorte. Sa signification repose sur une vieille symbolique qui fait du blanc la couleur de la paix, mais aussi de la sagesse, ennemi de la violence. La notion de blanc couleur de paix remonte à l'Antiquité. Y aurait-il une histoire des drapeaux à faire, de la vexillologie? En effet, nous manquons de bons travaux sur les drapeaux, leur histoire, leur signification. Nous possédons des livres grand public, des répertoires... et des travaux médiocres. Mais il s'agit d'objets un peu dangereux: il faudrait que les drapeaux soient sujets d'ouvrages collectifs qui réunissent historiens, sociologues, politologues et spécialistes des signes. Le drapeau mérite mieux, car c'est un objet symbolique très fort. Renvoie-t-il à l'État ou à la nation? À partir de quand le morceau d'étoffe qui est installé au sommet de l'Europe est-il devenu aussi une image que l'on appose sur les pots de yaourt et les boîtes de fromage? À qui appartient-il vraiment? Dans certains pays, le drapeau est protégé par une liturgie, pays pour qui brûler le drapeau est un crime épouvantable. Dans d'autres, tout le monde s'en fiche... Bref, des études profondes et sérieuses sont à entreprendre au sujet du drapeau du point de vue social, politique et historique.