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Or, si on peut espérer que la douleur secondaire à une pathologie plus ou moins clairement "diagnostiquable" disparaîtra dès lors que sa cause sera levée, il en va tout autrement de la douleur chronique dite primaire, où l'établissement d'un diagnostic causal se révèle autrement plus compliqué. Le British Medical Journal a publié récemment une mise au point sur cette question, au travers d'une revue exhaustive de la littérature. Selon la classification CIM-11, la douleur chronique primaire se définit comme une douleur ressentie (presque) tous les jours depuis au moins trois mois, et qui induit des restrictions dans au moins un secteur d'activité du quotidien. L'article du BMJ cite le chiffre d'environ un adulte sur 20 touché aux États-Unis. Un des problèmes majeurs tient dans le fait qu'il manque de biomarqueurs diagnostiques pour objectiver la douleur chronique, ainsi que dans la variabilité de l'efficacité thérapeutique. Il en découle un sentiment de frustration chez le patient et même, très souvent, chez le médecin (re)consulté. Pour les auteurs, la prise en charge devrait être plus structurée et débuter par une démarche diagnostique allant au-delà de la recherche d'un diagnostic causal. Certains syndromes douloureux primaires peuvent être identifiés comme étant par exemple une fibromyalgie ou une migraine chronique, à l'inverse notamment des douleurs chroniques secondaires que peuvent engendrer une arthrite rhumatoïde ou une MICI [1]. Les facteurs suggestifs d'une douleur chronique primaire sont repris dans le tableau ci-contre. À noter que la présence d'une hypersensibilité à des stimuli normalement non douloureux est particulièrement suggestive d'une douleur chronique primaire, plutôt que d'une anomalie structurelle locorégionale. Dans le processus de précision du syndrome de douleur chronique primaire que présente un patient, il est important d'en distinguer les caractéristiques primaires et les conséquences éventuelles, comme une perturbation du sommeil, des troubles de l'humeur ou un état dépressif. On sait que ces différents symptômes peuvent être en relation bidirectionnelle, ce qui est important par exemple dans la prise en charge d'une dépression. La consultation dirigée vers la douleur chronique primaire devra également aborder les conséquences dans la vie quotidienne (comme par exemple des difficultés à conserver un emploi ou des relations sociales), de manière à discuter de solutions pratiques et partagées. Toute douleur chronique justifie évidemment une démarche diagnostique guidée par l'anamnèse et l'examen clinique, en l'enrichissant par des examens complémentaires dans la majorité des cas. Les résultats doivent être clairement expliqués au patient, ainsi que les limites raisonnables de la recherche diagnostique afin d'éviter les examens inutiles, voire néfastes comme un excès de radiations ionisantes. Le plus difficile est sans doute d'éviter la frustration chez le patient lorsque la batterie d'examens ne révèle rien de particulier mais que les douleurs persistent. C'est à ce moment que le diagnostic de douleur chronique primaire doit lui être clairement évoqué, en lui expliquant qu'il n'y a "rien de visible" mais que les mécanismes de la douleur peuvent être dysfonctionnels et déclencher une douleur sans objet concret - citer l'exemple des douleurs fantômes d'un membre amputé peut aider à la compréhension du phénomène. Il est fréquent que les patients souffrant de douleurs chroniques se sentent incompris par leur médecin ou, pire, mal écoutés. Comme toujours en médecine mais plus particulièrement encore dans les douleurs apparemment sine materia, il revient au praticien d'affirmer à son patient qu'il a bien entendu et compris ses plaintes. Et si le temps de consultation est souvent compté en cette période de pénurie médicale, il ne faudra pas hésiter à consacrer un ou plusieurs rendez-vous pour aborder spécifiquement la douleur chronique. La conjugaison de cet investissement en temps et en explications sur la douleur chronique dont l'origine ne trouve pas sa source dans une pathologie identifiable épargnera beaucoup d'énergie et de souffrance mentale par la suite, en comparaison avec une gestion trop approximative, voire basée sur la défensive du médecin envers son patient "exigeant" ou la suspicion du patient envers son médecin "incompétent". Enfin - et cela rassurera également le patient, il faudra vérifier régulièrement si d'autres symptômes (non douloureux) ne font pas leur apparition, suggérant in fine une affection bien déterminée.