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Frank Robben, administrateur général de la Banque carrefour de la Sécurité sociale et de la plate-forme e-Health (et administrateur délégué de l'ASBL Smals), fait preuve d'une certaine réserve à l'égard de l'intelligence artificielle. Il est convaincu de l'utilité des systèmes d'aide à la décision pour le médecin, mais pense qu'on surestime les possibilités de l'IA à court terme. "Ce sont surtout le natural language processing et le supervised learning qui fonctionnent. Dans ce dernier cas, le système essaie d'obtenir un certain output grâce à un input d'informations. Il utilise ensuite cette connaissance pour un nouvel input. Le système présente les règles de décision qu'il a calculées à un supervisor, qui vérifie leur correction. Une règle que le feedback juge discutable se voit attribuer un treshold value inférieur et est moins susceptible d'être utilisée. Si la règle est correcte, le seuil d'utilisation est abaissé. C'est ainsi qu'on apprend au système à parvenir au bon résultat." Le unsupervised learning ou reinforcement learning ne permet pas au système de prédire à quel résultat il doit aboutir et est dépourvu de mécanisme de feedback. Il ne produit pas encore d'aussi bons résultats. "Par exemple, un algorithme d'IA a encore du mal à distinguer la cause de l'effet. Il va par exemple diagnostiquer une maladie pulmonaire en se basant sur la présence d'un port-à-cath sur la radiographie." Jeune juriste informaticien, Frank Robben a développé des systèmes d'aide à la décision pour les avocats et a étudié les "réseaux neuronaux", des systèmes informatiques conçus par analogie avec le cerveau humain. "Selon moi, on continue à utiliser majoritairement les mêmes systèmes logiques actuellement. Les méthodes n'ont pas beaucoup évolué mais les ordinateurs sont beaucoup plus puissants, ils peuvent communiquer entre eux par le biais de réseaux très performants et nous disposons d'une masse de données." Selon Robben, l'IA pourrait aider au "codage" des dossiers médicaux non structurés. Un "robot" peut scanner le dossier du patient pour suggérer des codes CIM11, ICPC3 et/ou Snomed s'ils n'ont pas encore été appliqués. Quant à la plate-forme e-Health, elle peut aider à déverrouiller les données stockées de manière décentralisée, qui pourraient ensuite servir à former des systèmes d'IA. "Toutefois, la plate-forme e-Health n'a pas pour vocation le lancement de projets de recherche", précise Robben. "Nous occupons le rôle de trusted third party (TTP). Nous ne pouvons pas être un partenaire fiable si nous avons intérêt à déverrouiller les données. Nous devons veiller à la sécurité des informations, les protéger et assurer la privacy des personnes concernées." La plate-forme e-Health fournit des services qui rendent notamment les sets de données anonymes. Éventuellement par pseudonymisation, ce qui signifie que les informations pouvant identifier une personne sont remplacées par des informations "sans signification". On sait toujours quelles données correspondent à tel individu, notamment pour être en mesure de suivre l'évolution d'une maladie grâce aux données recueillies au fil du temps, ou pour pouvoir associer des données médicales à des données socio-économiques, mais sans transmettre d'éléments qui permettent d'identifier la personne. D'ailleurs, la plate-forme e-Health ne peut jamais accéder aux données médicales d'une personne. Ses services les verrouillent pendant leur transmission pour assurer la sécurité des informations. Afin de faciliter l'usage "secondaire" des données sanitaires, on a fondé au sein du SPF Santé publique une autorité en matière de données médicales, la Health data authority ou HDA. "La HDA est chargée d'examiner les méthodologies permettant la réutilisation de primary data de qualité pour un secondary use. Par exemple, comment utiliser les technologies big data sur des données anonymes pour la recherche scientifique, le soutien à la gouvernance, l'évaluation des médicaments dans les traitements... La HDA doit faciliter ce type de recherche en toute sécurité." Les organismes publics concernés, le monde de la recherche, les professionnels, les représentants des patients siègent dans les organes de gestion de la HDA. L'industrie pharmaceutique est également représentée au sein du comité des utilisateurs (qui donne son avis). "Toutefois, la plate-forme e-Health demeure une TTP et n'endossera donc aucun rôle prépondérant au sein de la HDA. D'ailleurs, l'UE a également lancé un projet permettant la réutilisation des donnes sanitaires,l'European Health Data Space. La HDA doit aider la Belgique à s'y préparer." Le Comité de sécurité de l'information (CSI), indépendant, vérifie déjà si les études proposées utilisent correctement les données provenant des soins de santé (via la plate-forme e-Health) ou de la Sécurité sociale - au niveau de la sécurité. Un coup d'oeil au site web du CSI révèle que ce sont surtout le milieu académique et les institutions publiques, comme l'ONSS, la BCSS, etc., qui demandent l'autorisation d'utiliser ces données pour des recherches. De temps à autre, une demande émane d'une firme pharmaceutique, par exemple pour rassembler des données sur un nouveau "médicament contrat" qui a été provisoirement autorisé sur le marché. "On a pu constater pendant le covid que l'utilisation des données des patients pouvait bel et bien favoriser une bonne politique de la santé. À partir des données qu'ils gèrent, les caisses d'assurance maladie et les médecins généralistes nous ont aidés à sélectionner les personnes prioritaires durant la campagne de vaccination. Les priorités accordées dans la stratégie de vaccination ont vraiment fait une différence ce moment-là." Il ne s'agissait pas d'IA. "À l'heure actuelle, nous avons recours aux applications d'IA pour détecter les fraudes en matière de sécurité sociale. Certains logiciels employés par le secteur médical pendant la pandémie étaient déjà très intelligents. Initialement, les centres de test envoyaient les échantillons PCR à des laboratoires sur base de motifs historiques et cela ne se déroulait pas de manière optimale. En peu de temps, en tenant compte du nombre attendu de tests PCR par centre, du temps de transport et des caractéristiques des laboratoires, nous avons établi qui devait envoyer ses tests à quel labo, pour réduire drastiquement le laps de temps entre le test et la communication du résultat. Nous avons employé des bases de données graphiques pour le traçage des contacts dans les écoles. Elles permettaient de visualiser plus efficacement le risque d'exposition au virus des différentes personnes." "En général, c'est l'ASBL Smals qui met à notre disposition ce type de logiciel. Cette entreprise publique est en fait une association de membres, essentiellement issus des nombreux services publics. Grâce à Smals, nous pouvons (ré)utiliser rapidement le logiciel spécialisé dans toutes sortes de circonstances et nous disposons de personnes dotées de l'expertise requise pour s'en servir." Aux yeux de Frank Robben, les applications d'IA doivent rester un instrument pour le médecin, le seul habilité à procéder à l'ultime contrôle. Il imagine un robot qui aide le chirurgien à procéder à l'ablation d'une tumeur rénale. "Grâce à des photos, il peut délimiter clairement le pourtour de la tumeur et donc procéder à une incision précise, déterminer quels micro-vaisseaux comprimer et quand pour n'interrompre la circulation sanguine que le temps requis. Pareil robot aide le chirurgien à travailler avec beaucoup plus de précision. Mais est-ce une machine intelligente? Nous savons qu'un ordinateur peut traiter rapidement un grand nombre de données et effectuer des calculs beaucoup plus vite que l'être humain mais à l'heure actuelle, il est cantonné à des processus bien définis. Le robot ne détermine pas l'objectif de manière autonome. Et si le robot commet une erreur, le chirurgien peut toujours intervenir." L'ordinateur ne remplacera pas de sitôt l'intelligence humaine, selon Robben. Et quand ce sera possible, il faudra d'abord se pencher sur des questions éthiques. Il affirme pourtant ne pas être pessimiste. "Je suis partisan de la digitalisation mais il ne faut pas laisser l'ordinateur suivre son chemin si on ne peut pas gérer les risques."