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Le caractère inflationniste du financement hospitalier belge est régulièrement dénoncé. La facturation à l'acte, générant un honoraire que se partagent les prestataires et l'hôpital, inciterait ce "tandem infernal" à multiplier les actes médicaux inutiles pour "maximiser leur utilité", comme l'énonce pudiquement la théorie économique. Selon des données attribuées à l'OCDE (1), pas moins de 25% des prestations médicales effectués dans les hôpitaux seraient "inutiles". Depuis la mise en place en 1983 d'un financement forfaitaire défini par la pathologie du patient dans le système Medicare aux Etats-Unis, toute l'Europe de la santé le clame régulièrement: si l'on veut augmenter l'efficacité des hôpitaux et réduire les coûts, suivons donc cette voie. L'hôpital sera incité à allouer cette somme à ce qui est vraiment utile pour le patient, les coûts diminueront drastiquement, le système de financement sera considérablement simplifié et plus transparent. Le choix du mode de traitement (hospitalisation classique, de jour, traitement ambulatoire) sera poussé vers l'efficacité et la sobriété. La note récente du ministre Vandenbroucke sur la réforme des soins de santé reprend longuement cette argumentation. Il s'agit de "mettre fin au financement dual et entrecroisé des médecins et des hôpitaux", pour "réduire la pression à la surconsommation". Rien de nouveau, en fait: la déclaration gouvernementale de 2014 reprenait déjà cette perspective, sur base d'une étude du KCE indiquant une "réforme nécessaire et urgente" (! ) du financement des hôpitaux "vers un financement par DRG", faisant elle-même référence à des études de 2010, 2007.... A se demander pourquoi une telle évidence semble avoir tant de mal à se concrétiser si elle portait en soi une telle amélioration du système, malgré le conservatisme supposé des acteurs... En réalité, cette réforme présente de nombreuses conditions préalables, des solides difficultés et quelques conséquences insoupçonnées et sous-estimées. Passons sur la nécessaire multiplication et l'"enrichissement" des catégories de diagnostic, pour éviter la sélection adverse (l'hôpital choisit ses patients en fonction de la simplicité de leurs cas pour le même forfait) et la sous-consommation (l'hôpital restreint les soins nécessaires pour les patients qui lui coûtent plus cher que le forfait). Ces difficultés sont bien connues et assumées: le système doit distinguer les diagnostics, et donc les valeurs des forfaits, en fonction des degrés de sévérité, des co-morbidité, de l'âge, et, finalement, de choix thérapeutiques moins objectivables. On en vient en fait à financer des traitements plus que des pathologies, et même à distinguer certains traitements en fonction... des actes médicaux décidés. Les pathologies "à haute variabilité" de prise en charge doivent aussi être exclus du système. La valeur à attribuer aux forfaits est aussi une question épineuse: soit on mène des études analytiques approfondies sur la décomposition des coûts des soins par diagnostic (telle l'étude Pacha menée par l'ESP de l'ULB, en cours depuis une vingtaine d'années), qu'il faut renouveler constamment en raison de l'évolution des techniques médicales ; soit on se base sur des données historiques de coûts de tous les hôpitaux dont on prend la moyenne comme référence, comme dans l'actuel système des "journées justifiées". Dans le premier cas, il faut disposer de structures d'études importantes, permanentes et indépendantes ; dans l'autre, la simplicité de la méthode aboutit à des effets pervers qu'il faut corriger. Si on peut espérer plus de transparence dans ce nouveau système, n'ayons tout de même pas trop d'attente en matière de simplicité. Cependant, si les actions ont été beaucoup moins visibles que les proclamations sur le financement par DRG depuis 20 ans, trois raisons au moins peuvent être mises en évidence. D'abord, il ne suffit pas d'établir le nombre de forfaits et leurs valeurs, il faut aussi définir une méthodologie pour passer du système actuel au nouveau système. Une étape préalable consiste à scinder les honoraires "bruts" du système belge en leur partie destinée à la rémunération médicale et leur partie destinée à couvrir les coûts couverts par l'hôpital, afin de pouvoir isoler toutes les composantes des coûts des DRG. Et, préalablement encore, à corriger les nombreuses incohérences des valeurs Inami accumulées dans le temps. Dans le système actuel, ce partage est négocié entre gestionnaires hospitaliers et Conseils médicaux, et il y a donc autant de règles de partage que d'hôpitaux. Uniformiser cette scission aura un impact majeur, différent dans chaque hôpital, parfois au détriment du montant prélevé par le gestionnaire, parfois sur la rémunération des médecins. Or, ce travail n'a été entrepris que très récemment, comme le mentionne la note du ministre, et devrait aboutir "pour fin 2023". S'il arrive à son terme, il produira des bouleversements majeurs sur la répartition des rémunérations entre spécialistes. Il risque aussi de mettre les hôpitaux les plus "sociaux", ceux où les prélèvements sur les honoraires sont en général les plus élevés, dans de sérieuses difficultés. Comment ces conséquences seront-elles gérées? Ensuite, on ne voit pas comment un tel système serait viable sans une forfaitarisation de la rémunération médicale elle-même. Dans les pays voisins, auxquels il est souvent fait référence pour regretter le "retard" de la Belgique en ce domaine (Allemagne, France, Angleterre, Pays-Bas(2)), les médecins hospitaliers sont salariés, ou payés forfaitairement par admission, sauf rares exceptions. On peut craindre que cette perspective suscite de solides oppositions du côté médical, toujours largement attaché aux principes de la médecine libérale dans notre pays. Or, précisément, la note du ministre annonce que "le mode de facturation des prestations médicales" (désormais limitées à rémunérer le médecin donc) reste "inchangé par rapport au système actuel", ce qui est absurde: sauf à décider de retirer au médecin toute liberté thérapeutique, c'est encore le médecin qui prescrit les actes. Si sa rémunération reste proportionnelle aux actes prescrits, mais que les coûts de ces actes sont forfaitarisés pour l'hôpital, la "collusion" actuelle invoquée entre les médecins et le gestionnaire se muera vite en guerre ouverte, et beaucoup d'hôpitaux pourront déposer le bilan.... Enfin, et c'est sans doute la conséquence la moins perceptible aujourd'hui, le financement par DRG renverra la quasi-totalité des décisions de gestion à la seule direction de l'hôpital. Si les recettes d'un hôpital se réduisent à la somme de prix par des quantités, comme dans n'importe quelle entreprise commerciale, il n'y a plus de financement dédié, et c'est le gestionnaire, responsable de l'équilibre financier final, qui assume seul à quoi l'argent est consacré. Le sempiternel débat sur la "propriété des honoraires" à l'hôpital n'aura évidemment plus de sens, mais surtout, les pouvoirs publics n'auront dès lors plus aucune possibilité d'allouer (et de négocier directement avec les partenaires sociaux) des sommes définies à des coûts spécifiques, vérifiées lors des calculs de "rattrapages": plus de nouvelle enveloppe pour telle nouvelle fonction administrative dans le BMF, ou pour financer la construction d'une nouvelle aile, ou pour financer des RTT du personnel, pour un "fonds blouses blanches"... tout sera noyé dans le forfait! Sauf à les revaloriser tous, à chaque réforme, d'un pourcentage bien compliqué à calculer... On peut craindre que, pour maintenir ce pouvoir, le niveau politique recrée très vite un BMF qui viendra s'ajouter aux forfaits en les vidant petit-à-petit de leur contenu. Le ministre en est-il conscient, alors que sa note mentionne aussi de nouveaux critères sur l'allocation du budget BMF réservé à la qualité, dans le même temps que le nouveau système qu'il propose devrait justement faire disparaître le BMF? Même si comme directeur général, je ne dédaignerais pas d'être enfin investi des vraies responsabilités d'un CEO d'entreprise, plutôt que de devoir jongler dans l'application de règles qui sont souvent définies au-dessus de ma tête, je crains fort qu'il soit très présomptueux de l'espérer pour 2025, comme l'annonce le ministre....