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Effectuant son service militaire dans l'armée française en 1954, Pierre Bourdieu se retrouve en Algérie durant les "événements". Il décide d'y rester afin d'enseigner à l'université d'Alger, découvre un étudiant autant qu'un ami, Adbelmalek Sayad, avec qui il arpente le pays. Il en tirera plusieurs livres dont Le déracinement, lequel évoque le déplacement par les autorités coloniales de milliers de villageois de leurs bleds dans des ensembles semblables à des camps militaires voire... "autres" par leurs dispositions rectilignes. Bien qu'il ne s'en sert à l'époque que pour illustrer la couverture de ses ouvrages, Bourdieu prend également des photos qu'il n'exposera jamais de son vivant. Elles le sont à présent et font preuve d'un sens du cadrage, du moment (une femme entièrement voilée à moto, voir ci-contre), évitant constamment de tomber dans le misérabilisme social. L'expo les regroupe dans sa partie introductive au sein d'un triptyque dont l'un des panneaux évoque la vie dans ces fameux camps, le deuxième l'évolution forcée de l'agriculture, le troisième la difficile voire l'impossible intégration de ces populations paysannes dans un environnement urbain. De là, l'expo voyage d'abord en Méditerranée pour raconter des histoires de déracinements "mineurs", oubliés ou effacés, entraînant la disparition de traditions orales ou matérielles. Deux petites peintures, préparatoires d'une performance, mais formidables de Francis Alÿs (sorte de petits "Boudin" contemporains) évoquent les deux rives du détroit de Gibraltar. Le Marocain Yto Barrada saisit deux migrants endormis à Tanger attendant de pouvoir passer la Méditerranée: comme dans les clichés de Bourdieu, pas de misérabilisme dans ce beau noir et blanc: juste un sommeil serein sur un matelas d'herbes. Plus conceptuelle, la dent sculptée de Lydia Ourahmane symbolise notamment celles que son grand-père, lequel en 1945 se les a toutes arrachées afin d'échapper en Algérie à la conscription française. Un arrachement en effet, et un choix courageux, définitif même. Mohamed Bourouissa est lui originaire de Blida, ville ou Franz Fanon, philosophe politique et révolutionnaire martiniquais, exerça la profession de psychiatre, et dont l'asile lui inspira son essai le Syndrome nord-africain. Il y dénonce la stigmatisation raciale dont sont alors victimes les patients maghrébins, considérés comme des sous-hommes par le colonisateur et soumis à des tortures: l'artiste filme le dernier patient en vie de Fanon qui raconte la vie dans l'institution et le Jardin de la résilience, créé par le médecin afin d'apaiser les souffrances des patients, dans un processus qui a pour nom thérapie occupationnelle. L'Égyptienne Anna Boghiguian s'est elle emparée d'une voile en coton (d'une felouque? ) du 19e siècle sur lequel elle a cousu une immense mappemonde: l'Europe y apparaît comme une forteresse pour les bateaux de migrants, alors que poissons et oiseaux circulent et ont circulé de tout temps librement sur la Planète bleue. Prix Marcel Duchamp l'an passé, la Tanzanienne Kapwani Kiwanga présente une oeuvre géométrique, sorte de damier quadrillé de petits tas de grains de riz en céramique: des grains que les femmes esclaves mettaient dans leurs cheveux dans le but de les planter une fois arrivées à destination. Symbole de la femme entreprenante, colonisatrice au sens positif du terme, et symbole de la fertilité féminine. Sara Ouhaddou, issue d'une famille berbère, évoque dans un grand travail sur papier qui abstraitise un peu plus les caractères arabes, la disparition de la culture orale de ces ancêtres, présents au Maroc avant l'invasion arabo-musulmane, et mise à mal désormais par l'émigration et la globalisation: le texte est un chant de résistance marocaine datant de l'époque du Protectorat français. L'espace suivant contient une installation complexe, constituée d'affiches, vidéos, livres et photographies de Bouba Touré, Raphaël Grisey et Kaddu Yaraax. Elle évoque un projet coopératif agricole au Mali mis au point par des immigrés africains qui se forment en France, en Haute-Marne précisément, en 1976, dans la mouvance du Larzac, et qui a survécu jusqu'à aujourd'hui. Très engagé politiquement, Vincent Meessen duplique neuf photographies de Miss Indépendance 1960 au Congo, métisse portant un bouquet de lys que l'artiste a seulement colorés dans des gradations de noir, répondant aux nuances de métissage aux relents racistes imaginées par le médecin et anthropologue Paul Broca au 19e siècle. Se faisant, ce travail évoque également le rapt des 20.000 enfants métisses issus de relations entre Blancs et Noires au Congo, Rwanda et Burundi, emmenés en Belgique et disséminés dans des orphelinats. De plus, l'oeuvre renvoie à l'attirance répulsion que suscite la femme africaine chez l'homme occidental (l'oeuvre s'intitule Miss Interdépendances). Autre grande installation, celle de Mathieu Kleyebe Abonnenc, Français originaire de Guyane, qui évoque la maison de sa mère achetée à un chercheur d'or (vidéo), la pollution qui résultat de cette activité (panneau de cuivre recouvert de mercure qui vire au rouge), des objets usuels du Créole Joseph Bernes (lettres, casseroles), voire la confrontation d'un orgue européen du 18e avec une flûte en os (humains? ) des Caraïbes d'où étaient originaires les orpailleurs guyanais, ceci afin d'illustrer le rapport de force entre la puissance colonisatrice et les "sauvages". Une installation pas forcément simple à décoder, au contraire de celle du Otolith Group ; lequel, dans une longue vidéo intitulée Infinity minus Infinity, évoque The Windrush Generation, en référence au nom du bateau arrivé des Caraïbes en Angleterre après la Deuxième Guerre: elle rappelle le sort de ces populations du Commonwealth venues aider à la reconstruction de l'Angleterre. Face au racisme, et à l'environnement hostile imaginé récemment par Theresa May pour décourager l'arrivée des migrants et pousser ceux installés à retourner en Jamaïque, le film illustre le destin de ces déracinés en Grande-Bretagne au cours des dernières décennies. Un groupe d'architectes (Hostile Environnement(s) Project) démontre comment à notre époque les autorités effacent ou empêchent le passage, gomment les éventuels vestiges de la présence de déracinés en militarisant la nature: le désert entre le Mexique et les États-Unis notamment est striée d'une barrière de sécurité, la jungle de Calais a été totalement effacée et fait l'objet de la création d'une réserve naturelle qui verra la réintroduction d'une orchidée, la liparis de Loesel, disparue des lieux voici un siècle, que l'on enracine à nouveau à la place des... déracinés ; sur l'île de Lesbos, les autorités grecques mettent à la disposition des migrants des constructions particulièrement inflammables... avec pour résultat les désastres que l'on sait. Enfin, dans cette expo engagée, et qui réclament parfois une attention soutenue afin de saisir le propos de certains artistes, un énorme monticule de terreau accueille de fameuses roses de Damas, amenées en contrebande depuis la Syrie. Cette oeuvre de Fatma Bucak symbolise à elle seule le déracinement et verra pourtant éclore des fleurs durant la durée de l'exposition. Des fleurs sur un monticule qui évoque une tombe: celle des milliers de civiles morts dans une guerre débutée il y a dix ans, et en effet le déracinement au sens premier du terme. Les plans seront ensuite offerts à la communauté kurde (le Kurdistan est en partie syrien) de Genk dans cette province de Limbourg qui, si elle a connu bien des mouvements migratoires - Espagnols, Turcs, Italiens (la commissaire Silvia Franceschini est elle-même Milanaise), semble désormais, à l'image d'une certaine Flandre, se replier sur elle-même. Ce "Déracinement" pourrait-il contribuer à déraciser?