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"Qu'est-ce qu'un psychiatre urgentiste fait dans un débat sur l'éco-anxiété?", s'est demandé en préambule le Pr Gérald Deschietere, chef du service des Urgences psychiatriques aux Cliniques universitaires Saint-Luc (Bruxelles). "La première chose, c'est que je n'ai pas envie que le dérèglement climatique augmente encore le nombre d'urgences psychiatriques parce qu'on est déjà débordé de travail. Par ailleurs, il y a l'aspect préventif: peut-être qu'en prenant soin de la planète, on peut aussi prendre soin de notre esprit, de notre structure cérébrale. Le deuxième point, c'est de dire qu'on est tous sensibles à cette question, je constate l'évolution du monde et je suis aussi informé via certains patients en consultation ou aux urgences, qui sont un peu comme des 'boussoles', des 'concierges' du monde." Le Pr Deschietere avance un troisième point: "Un psychiatre doit souvent s'excuser d'exister parce qu'il est là au moment où personne n'a envie de le voir. Quand on parle d'éco-anxiété, l'enjeu est de s'excuser d'autant que, pour moi, ce n'est pas une simple souffrance individuelle à soigner: on peut penser que le psychiatre ou le psychologue a toujours quelque chose à dire sur l'état du monde, mais il faut être plus prudent. Par rapport à l'éco-anxiété, il n'y a pas de solution technique (parfois des médicaments sont utiles) mais ce qui compte, c'est le lien et l'action collective." "Dernier point, le rôle du psychiatre n'est pas de psychiatriser, mais de dépsychiatriser. Il ne faut pas amener les personnes qui souffrent d'éco-anxiété chez le psychiatre, ce n'est pas une pathologie mentale: il faut entendre leur souffrance et faire en sorte qu'elles puissent la dépasser et éviter de la pathologiser." Le concept "d'éco-anxiété" est un néologisme qui vient d'entrer au Robert (édition 2023): c'est une anxiété provoquée par la menace environnementale qui pèse sur la planète. "Ce terme prend de l'ampleur, alors qu'il n'existait pas dans Pubmed il y a quelques années", continue-t-il. "Ceux qui sont les moins bien informés sur les risques environnementaux seront probablement les plus impactés par le changement climatique. C'est donc une question sociale, peut-être psychopathologique, et éminemment politique." "L'anxiété, il faut apprendre à vivre avec, elle est problématique quand elle est envahissante, et surtout invalidante. Il est important de repérer les équivalences somatiques quand quelqu'un souffre d'anxiété (palpitations, paresthésie, transpiration...) et éviter que le stress ne se transforme en syndrome de stress post-traumatique." Enfin, Gérald Deschietere explique que l'éco-anxiété peut aussi changer les émotions dans le rapport aux autres, dans le sens où certaines personnes se sentent gênées d'être éco-anxieuses, préfèrent ne pas en parler et vivent en réclusion de peur d'être jugées. " Qui dit changement climatique, dit GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat)", constate le Pr Alexandre Heeren (Institut de recherches en sciences psychologiques, UCLouvain). "Dans son rapport, le chapitre 7 porte sur la santé, le bien-être et les changements communautaires. Que dit le GIEC? Sur base de la littérature, on est sûr à 95% que le changement climatique est en route et qu'il va s'amplifier. Que faire pour se préparer? Les structures de soins de santé mentale sont-elles prêtes? Après les inondations, par exemple, il y a un suivi des conséquences des pertes matérielles, mais pas beaucoup d'observations, de surveillance des conséquences sur la santé mentale post-catastrophe naturelle. Il faut donc anticiper un plan de résilience pour la santé mentale, ce qui implique la formation du personnel (psychiatres, psychocliniciens, mais aussi spécialistes en économie de la santé...)." Toutes les questions qu'on peut se poser à propos du changement climatique font le lit de l'éco-anxiété. "Au niveau scientifique, on parle de plus en plus d'anxiété climatique", note-t-il. "Le GIEC estime qu'on manque cruellement de recherches scientifiques sur ce sujet, alors qu'on en parle beaucoup dans les médias, que les gens interrogent les moteurs de recherche... Si on n'a pas plus de recherches sur ce sujet, on est mal barré! C'est pourquoi, avec Gordon Asmundson, nous avons fait un plaidoyer pour dire qu'il était temps de se bouger!" (2)Il y a des dizaines de définitions de l'éco-anxiété. "La Pr Susan Clayton qui travaille sur cette question depuis la fin des années 70 en propose une, utilisable par les cliniciens: 'C'est une anxiété associée aux conséquences actuelles et futures du changement climatique, du manque d'action à son égard et à l'incertitude quant aux conséquences anticipées'. Pour que ce soit pathologique, cette anxiété clinique doit être associée à des troubles fonctionnels, être invalidante: ne plus pouvoir se concentrer, pleurer, ne parler plus que de ça..." Aux États-Unis, on estime sa prévalence à 18-20% chez les 18-75 ans. "Dans une étude (3) que nous avons faite en Europe (Belgique, France, Suisse) et en Afrique, 12% présentent de l'anxiété climatique dysfonctionnelle: sans différence par pays, niveau d'éducation et genre. Il y a une grande différence selon l'âge: plus on est jeune, plus on a tendance à être éco-anxieux, avec un seuil vers 37-40 ans. Une étude internationale chez les 16-25 ans (10.000 sujets) a montré que 59% étaient éco-anxieux et a mis en évidence un conflit générationnel, 83% estimant que c'est la faute des adultes." (4)"On oublie souvent que l'anxiété est une émotion mobilisatrice. Retrouve-t-on une certaine adaptation dans l'éco-anxiété ou une paralysie?", s'est demandé Alexandre Heeren. "Glenn Albrecht, philosophe de l'environnement, parle d'écoparalysie si les troubles fonctionnels empêchent les comportements pro-environnementaux et provoquent de la sidération. Avec Gordon Asmundson, nous avons développé la théorie 'Boucle d'or': on essaie de trouver le niveau d'éco-anxiété qui puisse activer les adaptations au changement climatique, les comportements pro-environnementaux." Au-delà de l'éco-anxiété, on parle d'éco-émotions: la solastalgie (tristesse parce que l'environnement (dégradé) n'est plus aussi ressourçant qu'avant), la rage, la colère... "Si on manque de recherches sur l'éco-anxiété, il y a en a encore moins sur les 'éco-émotions'. Or, une myriade d'émotions devraient être clarifiées au niveau scientifique. Il y a un travail titanesque à réaliser!", estime-t-il. Dans une étude encore à paraître, Alexandre Heeren et ses collègues (Contreras et al) ont vu 103 personnes une fois par jour, pendant deux mois. Ils ont été assez étonnés de constater que la colère en est ressortie comme un levier assez important de changement dans l'éco-anxiété aussi. "C'est une quête, on est au point zéro pour construire quelque chose. En tant que scientifique, on n'a pas souvent l'occasion de travailler à l'émergence d'un nouveau phénomène. Comment faire pour que l'éco-anxiété et les éco-émotions ne se transforment pas en troubles fonctionnels, mais plutôt en bien-être pour l'individu et en transition pour la collectivité? Il est question de résilience et d'éducation, d'action, d'agentivité, de contrôle, de gestion de soi basée sur le sens, de futurs désirables, d'espoir et de nouveaux récits à créer." "S'il y a une référence à lire", conseille-t-il, " c'est Tara Crandon (5), une clinicienne canadienne, qui donne des recommandations au niveau individuel, des micro- (relation sociale, communication dans la famille...), méso- (école, communauté, environnement local...), exo- (politiques, médias, société, environnement global...) et macro-systèmes (nouveaux récits pour se projeter dans le futur, culture, spiritualité, invite les artistes à agir...). Il y a donc encore un long chemin à faire, mais on est sur la route et on marche déjà."