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Avec "Ensemble - Prévenir pour mieux vivre", Liège entre de plain-pied dans l'ère de la médecine dite "P3" (préventive, personnalisée, de précision). Un projet pilote porté par l'ULiège et son hôpital académique, soutenu par la Région wallonne (Medresyst [1]) et des fonds Feder (1,8 million d'euros pour deux ans). But: augmenter l'espérance de vie en bonne santé des citoyens en retardant, voire en empêchant, l'apparition de maladies dites "communes et complexes" [2], tout en soulageant par ailleurs la pression sur les soins de santé. "Les maladies courantes sont aujourd'hui souvent traitées à des stades assez tardifs, et à un coût qui devient quasiment inabordable. Il y a aussi quelque chose d'inapproprié, je dirais, à attendre le développement complet de ces maladies plutôt que d'essayer de les prévenir..." Le Pr Édouard Louis, chef du service de gastro-entérologie du CHU liégeois, doyen de la faculté de médecine de l'ULiège et initiateur du projet, donne le ton à l'occasion du colloque scientifique "Les scores de risque polygénique: un outil pour révolutionner les stratégies de santé publique" organisé au CHU de Liège fin mars. "On est arrivé à un moment charnière où, si on ne revoit pas notre conception des soins de santé, on va être incapable d'assurer les soins de la plus haute qualité pour tous. Il faut améliorer nos capacités à prévenir et à dépister toutes ces pathologies."Bien sûr, des programmes de dépistage sont déjà en place (cancer du sein et du côlon en Communauté française, par exemple), mais ils fonctionnent visiblement mal puisqu'ils n'infléchissent pas les courbes de mortalité. Pareil pour l'éducation à la santé, notamment dans les pathologies cardiovasculaires et bronchopulmonaires, qui donne de piètres résultats. "Or, nous avons des outils capables d'optimiser nos stratégies, outils qui utilisent entre autres l'intelligence artificielle avec des facteurs d'environnement et biométriques, et notamment la génétique", souligne le Pr Louis. En rassemblant des séries de marqueurs génétiques, des algorithmes décisionnels permettent de créer des combinaisons de variants à risque de développer certaines pathologies, et donc de stratifier la population afin de cibler et personnaliser le dépistage et les mesures de prévention, en collaboration avec la première ligne de soins. Ces "scores de risque polygénique" (PRS) existent déjà, notamment en Grande-Bretagne dans la UK Biobank (forte de 500.000 participants), pour plus de 80 pathologies. Le projet "Ensemble" vise à les adapter à la population wallonne, en fonction de son propre terrain génétique et environnemental, afin de créer une cohorte dite 'd'apprentissage'. "Pour les réajuster, on va recruter 10.000 patients d'ici à la mi-2025, sur base volontaire, au CHU de Liège", détaille Sophie Vieujean, gastro-entérologue et coordinatrice du projet. "Nous avons besoin de 250 à 300 patients qui ont développé la maladie, et du même nombre hors maladie." Le recrutement a démarré en février. Certains résultats, par exemple pour le cancer du sein, pourraient être déjà prêts pour la rentrée. Le projet ne s'inscrivant pour l'instant que dans un cadre de recherche, les scores de risque ne seront pas communiqués aux patients. À titre exemplatif, un patient avec un PRS de 1 n'aura pas de risque supplémentaire pour la maladie X, celui qui a un PRS de 0,5 aura deux fois moins de risques, et avoir un PRS de 2 exposera à deux fois plus de risques de développer un jour la pathologie. Pourquoi s'appuyer sur l'Angleterre? "Nous avons acheté des puces qui permettent de regarder environ deux millions de variants. Un génotypage coûte 90 euros, plus le prélèvement d'ADN - on ajoute un tube dans une prise de sang prévue ou par prélèvement salivaire", poursuit la Dre Vieujean. "Ensuite, on fait une 'imputation': à partir de ces variants génétiques, on fait une espèce d'extrapolation pour avoir une idée du génome global. Notre budget est nettement inférieur à ce qu'il faudrait, mais il faut bien commencer quelque part, nous allons d'abord nous concentrer sur les maladies pour lesquelles il existe déjà des scores dans la UK Biobank. Mais notre ambition est d'agrandir cette cohorte (100.000 à 500.000 personnes) pour développer des PRS pour d'autres maladies plus particulières." Le génotypage est réalisé par la plateforme du Giga de Liège et les données stockées dans la Biobanque hospitalo-universitaire de Liège (Bhul). La modélisation est assurée par une mathématicienne. Étudiés depuis un certain temps déjà, les PRS offrent aujourd'hui un remarquable niveau de performance: "Les modèles les plus efficaces incorporent un très grand nombre de variants, dispersés sur l'ensemble du génome, c'est absolument fascinant", note le Pr Louis. "C'est vraiment ce qui différencie conceptuellement les PRS du risque lié à un variant précis (tel que BRCA1 ou BRCA2 dans le cancer du sein, NdlR) : on est ici sur un terrain génétique très large."Mais la génétique n'est pas tout: la plupart des pathologies naissent de la conjugaison de combinaisons génétiques certes complexes, mais qui se nourrissent aussi de facteurs environnementaux. Il est donc également demandé aux participants de compléter un questionnaire (en ligne) pour intégrer leur style de vie, leur environnement et leur profil socio-économique. "Parfois, l'environnement est encore plus puissant", ajoute Édouard Louis. "C'est le croisement entre notre nature génétique - un génome banal, même pas pathologique, qui nous prédispose ou nous protège -, l'environnement - et le hasard aussi - qui font le lit de la maladie."