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Il y a cinquante ans, nous avons vu surgir avec enthousiasme le potentiel apporté par l'informatisation. Les chambres syndicales ont encouragé l'achat à Chromalloy d'un programme automatisé d'ECG mis au point par le Dr Pordy, exploité par Cardionics, filiale de l'Union minière et développé par les Prs Enderlé puis Brohet. J'y ai siégé comme administrateur représentant des stake holders parce qu'il ne faisait pas de doute que la nouvelle technologie devait rester un instrument augmentant le potentiel du médecin et non le dominer. L'ECG n'était pas un problème à cet égard. Pour le cardiologue comme pour le généraliste, ce programme apportait une facilité mais sans constituer l'essentiel de l'activité, le praticien lisant un ECG aussi vite que l'ordinateur. En dehors de cette application à l'ECG, l'informatique a très vite donné d'autres gains de performance partout, dossiers, laboratoire, recherche, imagerie. Dès 1967, les patients affiliés à la compagnie d'assurance soins de santé anglaise BUPA étaient invités à encoder une série de renseignement sur des terminaux en salle d'attente pour faire gagner du temps lors de la consultation. Les premiers diagnostics en sortaient. C'était il y a 50 ans et c'était l'âge de la pierre.La technologie a avancé depuis à pas de géant. En octobre 2016, Watson, l'intelligence artificielle répandue par IBM, a trouvé dans un examen sur 1.000 cas, 30% d'options de traitements de cancer de plus que les cancérologues. On parle partoutde deep learning ou apprentissage statistique approfondi sur des milliers d'études publiées, leur intégration dans le dossier du patient générant des options. De son côté, l'université de Stanford développe un robot Medwhat supposé répondre à toutes les questions de santé posé par un internaute. Les robots comme Da Vinci , Rosa, Virtual incision, sont déjà bien en place dans les salles d'opération, encore pilotés par le chirurgien mais on prédit leur émancipation.En novembre 2017, le robot chinois Xiay réussit un examen de médecine en une heure au lieu des 6 attribuées aux étudiants humains. Il sera affecté dès mars 2018 aux déserts médicaux. Il semble à ce moment que les spécialités centrées sur les actes intellectuels soient les plus menacées par la concurrence de l'intelligence artificielle. Et ne parlons pas du généraliste. Mais le Dr Laurent Alexandre dans Business insider publie un article sur les spécialités que les étudiants en médecine devront éviter en citant la radiologie dès à présent et la chirurgie à l'horizon 2030. Son conseil concerne les étudiants qui commencent maintenant la médecine. La question pour eux ne sera pas de savoir si les jeunes de la génération post Z accepteront de travailler après 18 h, mais s'ils pourront travailler avant 18 h. Le problème des déserts médicaux est peut être effacé d'un trait de plume, comme celui du numerus clausus.Certes, des voix s'élèvent pour insister sur le rôle irremplaçable du docteur humain dans l'examen clinique, l'évaluation du contexte clinique, et l'interprétation des réponses et réticences du patient les réactions imprévues sans parler de l'empathie, de l'intelligence émotionnelle (le tact) et surtout l'aspect psychosomatique lié à l'espoir et la foi en la guérison. L'être humain a en outre une capacité à mentir, non pas systématiquement mais quand il en a envie, ce qui en fait le maitre de la réalité imaginée, et l'IA ne laissera pas de place à ces miracles dus à la volonté et l'espoir du malade, ni à un choix de traitement irrationnel nouveau mais salvateur.Quoi qu'il en soit, un bouleversement fondamental s'annonce dans l'exercice de la profession médicale et de beaucoup d'autres d'ailleurs. Et beaucoup plus vite qu'on ne l'imaginait, maintenant que les industriels ont commencé une course échevelée aiguillonnée par la concurrence et les budgets en jeu.Devant leurs objectifs économiques, les grandes questions relatives à l'éthique, aux droits des patients comme le secret médical, à l'autonomie de la décision du patient comme celle du médecin, ne pèseront pas lourd. En janvier, le Conseil national de l'Ordre des médecins français a exprimé ses préoccupations et son souhait de voir les pouvoirs publics réguler la robotisation. Mais les dits pouvoirs publics donnent plutôt l'impression de s'orienter plus vers la transformation des médecins en pré-robots : Guidelines impératives, normes de qualité, EBM, bonnes pratiques de prescriptions, et surtout assujettissement à l'informatique. Provisoirement ces conditions de pratique sont toujours contrôlées par la décision diagnostique et thérapeutique et le jugement à la fois du médecin et du patient mais avec la menace de retrait du visa d'exercice en cas de mauvaise pratique ou d'évasion de l'informatique. On n'est pas encore prêt à les déconnecter mais cela ne tardera plus : la notion d'indépendance thérapeutique, par exemple en prescription d'antibiotiques, s'effiloche rapidement sans aucune révolte.Les juristes aussi sont invités à se pencher sur la question. Notre droit de la responsabilité, codifié sous le consul Aquilius il y a 2.300 ans à Rome et génialement reformulé depuis Napoléon, de même que le droit de la propriété, devraient s'adapter, mais la commission européenne songe à créer un droit des robots à côté du droit des personnes et du droit des choses. C'est là que le médecin et l'ingénieur informaticien devront éclairer le juriste.Et on n'ose pas évoquer le financement lorsque la plupart des professions auront fait place aux robots comme les chauffeurs de taxis ou de camions. Les robots devront cotiser et espérons qu'ils n'évoluent pas au point de se demander pourquoi ils doivent financer des soins pour des êtres humains qui ne servent plus à grand-chose.Tout cela est connu des médecins et je ne fais qu'exprimer une inquiétude de profane. Ce qui étonne, c'est que ce problème ne semble pas avoir été pris à bras le corps par les syndicats médicaux, alors qu'il ne se manifestera pas dans un siècle mais dans dix ou douze ans. Ce sont leurs électeurs actuels qui y seront confrontés. Au moment où démarre apparemment la campagne électorale syndicale, on entend parler de plans stratégiques des syndicats médicaux avec la redécouverte des recettes de 1964, à peine modernisées en fonction des moyens de communications actuels, mais pas d'une attitude vis à vis des opportunités ou menaces qui révolutionneront la profession demain et d'une proposition d'objectifs en la matière.