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Quel médecin ne se reconnaîtra dans ces quelques réflexions inspirées par le patient qui ne guérit jamais ? Il n'a pas d'âge, homme ou femme, miséreux ou fortuné, indifférent au niveau d'études, on le reconnaît et on le redoute : ses plaintes ne connaissent guère de rémission.Me revient ainsi en mémoire un vieux patient, voisin et qui me vouait une sympathie sans borne, listant obsessionnellement chaque mois lors de mes visites à son domicile les multiples zones de son corps souffrant. Cela couvrait aussi bien les embarras digestifs que la dyspnée en côte, les tarsalgies, les nuits agitées et les extrémités endormies. Lors de ma dernière consultation, la liste de ses plaintes était un fac-similé de celle du mois précédent et je le lui fis remarquer. Il grogna, me signifiant ainsi que ce n'était pas la peine d'en rédiger une nouvelle car rien ne s'était arrangé depuis mon dernier passage. Il décéda inopinément deux semaines plus tard, comme un reproche de ne pas avoir été entendu.D'où vient notre irritation, et le malaise ressenti lorsque le patient inguérissable franchit notre porte pour la deuxième, dixième ou cinquantième fois ? Il nous fait manifestement confiance, sinon il ne se représenterait pas. Mais chacune de ses consultations scelle notre inefficacité à le soulager, et nous remet à l'épreuve. Redoutant de passer à côté d'une affection négligée potentiellement sévère, nous connaîtrons la tentation de multiplier les investigations techniques, les avis spécialisés, les diagnostics de présomption débouchant sur des traitements auxquels souvent nous ne croyons guère. On botte ainsi en touche comme le joueur de foot qui envoie le ballon dans les tribunes, faute de la passe idéale. Si ce n'est intelligent, cela donne un répit. Le risque étant que les investigations techniques et avis spécialisés ramènent dans leurs filets - à défaut de guérison - d'autres découvertes fortuites de pathologies dormantes, images douteuses, tests hors norme compliquant les consultations ultérieures plutôt que de les solutionner. Nos explications y gagnent en obscurité, accentuant l'inquiétude d'un patient qui n'en demandait pas tant. D'aucuns se verront tentés à ce moment par une évocation des innombrables causes psychosomatiques transformant les maux de l'âme en maux du corps, des crampes métaphysiques du côlon irritable aux cystalgies liées à la misère affective. Piste appréciée quand on a épuisé toutes les autres ressources, et tous les remèdes usuels. Mais ni le patient ni le médecin ne sont dupes de ce nouveau constat d'impuissance, et la plainte persiste. Un jour, particulièrement énervé par ce qui m'apparaissait presque comme du harcèlement, je me surpris à noter au dossier " patient manipulateur et hypocondriaque, rétif à toute initiative thérapeutique ". À ma surprise, il me quitta en me remerciant pour mon écoute, qui le laissait apaisé après avoir déposé toutes ses plaintes et craintes sur le bureau. Ce jour-là, je perçus le conditionnement dont j'étais l'inconsciente victime depuis mon parcours d'études : poser un diagnostic précis et guérir à tout prix. Pour quelle raison le patient n'aurait-il pas le droit de se plaindre, de manière répétitive, sans pathologie organique précise, sans attente de solutions définitives qui le priveraient paradoxalement de toute raison de se représenter à la consultation. Pourquoi lui refuser la possibilité d'une consultation qui soit un espace de partage - à travers ses plaintes physiques diverses - où il exprime qu'il ne va pas bien, que sa vie est moche, que sa femme est difficile, qu'il n'a pas réalisé la promesse de ses 20 ans, et qu'il n'y voit guère d'issue. Reconnaître en toute modestie que le temps d'écoute bienveillante que nous lui consacrons, sans en faire un parcours d'obstacles vers une guérison hypothétique, est déjà un traitement qui se passe volontiers d'examens complémentaires, de potions et de pilules nous réconcilie.