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Rencontre avec cet éminent chirurgien épris d'histoire (cf. son "Incroyable histoire de la médecine" en bande dessinée, ou encore celle d'Ambroise Paré), qui dresse le portrait de femmes qui sont passées certaines pour des sorcières, d'autres pour des mystiques, qui ont dû se faire passer pour un homme pour exercer la médecine, ou se sont fait voler leur découverte. Plus qu'une histoire féministe de la médecine, il en fait enfin la véritable histoire. Le journal du médecin: Le fait que les femmes ont été mises de côté par les hommes résulte-t-il de la part de ces derniers d'une crainte de se voir supplantés? Jean-Noël Fabiani-Salmon: La médecine était un pouvoir. Le pouvoir, tout d'abord, de guérir, qui reste ce qu'on appelle le pouvoir médical. Tout au début, ce pouvoir était tellement important qu'il a été pris en main par les prêtres. Ce sont les prêtres qui, au nom des dieux qu'ils s'étaient créés au néolithique, ont pris sur eux le pouvoir de guérir. Et bien entendu, il y a eu quelques femmes. Mais dans la majorité des cas, ce sont les hommes qui ont pris le pouvoir, pouvoir de guérir qui rapporte également de l'argent... Ce pouvoir de l'argent, les hommes ont voulu le conserver et éliminer les femmes, surtout qu'elles étaient plutôt plus douées pour s'occuper des malades. Et elles avaient un esprit de compassion naturellement plus développé. Et aussi peut-être une approche un peu plus globale? Absolument. Un domaine où les hommes étaient particulièrement nuls, c'était les maladies de la femme et les accouchements. D'ailleurs, dans beaucoup de civilisations, c'est le seul domaine où on laisse les femmes s'introduire, les hommes, pour des raisons de pudeur notamment, s'en trouvant éloignés. Angélique du Coudray, justement, est une sage-femme qui invente une machine et qui elle aussi, une fois de plus, est peu reconnue par rapport à tout ce qu'elle a fait... La situation des sages-femmes en France au 18e siècle est catastrophique. Ce sont des femmes qui, la plupart du temps, ne sont pas instruites, dont l'expérience, finalement, est celle de leur propre accouchement. Elles n'ont pas fait d'études, évidemment, elles ne savent ni lire ni écrire. Et dès qu'il y a un problème, ça se passe très mal. La mortalité à la naissance au 18e reste supérieure à 50%. Madame du Coudray est une maîtresse, sage-femme du Châtelet: elle a fait des études et souhaite partager ses connaissances. Elle a un coup de génie pédagogique: elle invente cette "machine" d'études et de taille réelle, sorte de mannequin représentant le bassin d'une femme et un nouveau-né relié au placenta par son cordon ombilical. Bref, tout ce qu'il faut pour pouvoir manipuler assez facilement les idées et les différents temps d'un accouchement. Elle a l'idée encore plus géniale de se rendre vraiment auprès des sages-femmes de France pour leur en faire la démonstration. Elle se lance dans ce tour de France soutenu par le roi Louis XV, qui va lui octroyer une pension pour réaliser son travail et aura pour mission, en quelque sorte, d'enseigner un peu partout l'art d'accoucher. Le Dr Barry, lui, était une femme. C'est un peu la version médicale du Chevalier d'Éon? Oui. Le Dr James Barry est un excellent chirurgien. Il devient inspecteur général des armées britanniques à l'époque où l'Angleterre domine le monde. Il visite d'ailleurs toutes les colonies. Ce docteur montre un caractère épouvantable, mais personne ne discute ses qualités professionnelles. Le pot aux roses est évidemment découvert lorsqu'il décède, un an après sa retraite, et où la gouvernante qui s'occupe de lui le déshabille et s'aperçoit qu'elle est... une femme! Ce qui n'a pas du tout ravi l'armée britannique, qui s'est empressée de mettre le dossier au secret. On n'a pas pu obtenir de demande de renseignements pendant un siècle, tellement tout le monde voulait cacher cette histoire qui, aux yeux des autorités militaires, représentait, une honte absolue. Ceci dit, pour un militaire, posséder l'art du camouflage, c'est une qualité... En effet ! (rires)Nettie Stevens a été complètement oubliée, que l'on traite de technicienne alors qu'elle fut la première à découvrir le rôle des chromosomes X et Y... Elle en a eu l'intuition, les a déjà décrits et mis en évidence. Personne ne l'évoque: par exemple, aucun ouvrage de génétique français ne mentionne Nettie Stevens. Plus anecdotique, mais révélateur: Marie Curie va voir le ministre des Armées durant la Première Guerre, qui lui remet ses médailles en or du prix Nobel et lui demande de les fondre pour financer son opération d'ambulances sur le front? Oui, absolument, 19 ambulances ont été construites. L'idée vient de la fille de Marie Curie, Irène, qui pousse sa mère à agir, laquelle se laisse plus que convaincre. Ces deux femmes vont jusqu'au front, sous les bombes, utilisant leurs machines de radiologie de façon à réaliser des radios aux soldats blessés afin de repérer où se sont logées les balles ou les éclats d'obus pour que les chirurgiens puissent réaliser une chirurgie plus limitée. Mais ce que j'ai voulu surtout mettre en exergue dans cette histoire, c'est le fait que Marie Curie - deux prix Nobel, du jamais vu au cours de l'Histoire - réalise un travail formidable pendant la guerre et n'est même pas décorée de la Légion d'honneur à la fin de du conflit. La première diplômée de médecine, c'est Elizabeth Blackwell, presque 1.000 ans après Hildegarde de Bingen...C'est absolument délirant. Hildegarde est une femme extraordinaire, l'expression même de l'intelligence du Moyen âge. C'est une petite fille que l'on place comme recluse à l'époque. À huit ans, ses parents l'abandonnent : on ferme sur elle les portes, on dit la messe des morts. Plus personne ne va lui adresser la parole. Simplement, chaque jour, une soeur lui donne un petit plateau avec un petit bol afin qu'elle mange, sans lui parler. Elle est donc donnée à Dieu. C'était l'habitude. Comme quoi, les catholiques de l'époque étaient quand même particulièrement dogmatiques. Ils donnaient un dixième de leurs enfants parce qu'il est dit : " tu donneras la dîme, un dixième de ce que tu as à Dieu ". Cette enfant est donc donnée à Dieu, et ses parents l'abandonnent complètement. Elle a dû rester complètement seule dans sa cellule. Coup de chance, la nouvelle mère supérieure, Jutta von Sponheim, n'est autre que la fille du seigneur de Franconie, quelqu'un de très important et qui décide de prendre ses jeunes filles, dont Hildegarde, et de les faire sortir de leur réclusion. Chose extraordinaire, cette petite fille se met à lire, écrire, compter. Hildegarde apprend la musique, les instruments de musique, le latin, tout cela à une vitesse incroyable. Si bien que lorsque Jutta se sent mourir, c'est elle qui devient la mère supérieure. La petite fille recluse qui n'aurait jamais dû parler, à personne, devient une jeune femme et se met à parler à tout le monde, fait des prêches sur les places de village, dans les cathédrales... Elle a pour correspondants tout ce que le monde compte d'important à l'époque : saint Bernard, le Pape, les rois, les reines... Hildegarde connaît une carrière incroyable. Elle est connue aujourd'hui pour son travail de médecin parce qu'elle devient une grande naturopathe. Elle rassemble tout l'héritage du grand Galien, va également fouiner chez les sorcières, les druides, chez tous ceux qui l'entourent. Elle habite en Bavière, et tous les voyageurs qui transitent par son couvent lui confient des recettes. Et elle se met à cuisiner, à distinguer les plantes qui sont bonnes pour la cuisine, d'autres qui sont bénéfiques dans le cadre des soins. Si bien que ses livres de plantes sont toujours vendus aujourd'hui. Je ne suis pas très versé dans la naturopathie, mais les personnes qui croient aux vertus des plantes se plongent encore dans les livres d'Hildegarde. C'est l'honnête femme du Moyen Âge ? Absolument. Revenons à Elizabeth Blackwell, la première diplômée... Elle tente 19 fois de s'inscrire à la faculté avant d'être acceptée. Cela tenait presque de la blague tellement il paraissait incongru qu'une fille fasse médecine dans les années 1840 aux États-Unis. Mais elle sort première de la faculté et là, plus personne ne rit... Dans le cas de Rosalind Franklin et de Martha Gauthier, peut-on aller jusqu'à parler de 'viol scientifique'? Absolument. C'est grâce à Rosalind Franklin que Watson et Crick ont compris quelle était la structure en hélice de l'ADN. Et ils ne l'ont même pas citée. La pauvre a réalisé tellement de clichés avec des rayons X qu'elle a développé un cancer de l'ovaire: elle était déjà décédée au moment où la paire a reçu le prix Nobel. Waston et Crick auraient pu au moins la citer et avouer que leur travail avait été possible grâce à ses propres travaux. Quant à Marthe Gauthier, il s'agit de hold-up pur et simple. Je l'ai connue, elle était cardiologue et pédiatre et quand j'étais interne. Rentrant des États-Unis en 1955, elle est la seule en France à savoir faire des cultures de fibroblastes. Son patron, Raymond Turpin, qui a une très bonne intuition, lui dit qu'il serait intéressant de faire des cultures de fibroblastes chez les enfants qu'on appelait à l'époque "des mongoliens". En faisant des cultures de fibroblastes, elle parvient à compter le nombre de chromosomes. Marthe s'aperçoit qu'il y a un chromosome de plus au niveau de la paire 21, ce qui donnera le nom maintenant de code de la maladie, la trisomie 21. Turpin, de façon malhonnête, lui envoie un de ses assistants, Jérôme Lejeune, avec un appareil photo puisque Marthe, travaillant dans une espèce de gourbi avec un microscope de misère, ne peut faire une bonne photo pour une publication. Jérôme Lejeune prend les lames pour faire des photographies et les publie. L'ennui, c'est que celui qui est publié à son nom... et les deux voleurs 'oublient' Marthe Gauthier. J'ai réécouté les émissions de radio de l'époque où le duo Turpin-Lejeune parle de Marthe Gauthier. Elle était chef de clinique des hôpitaux, beaucoup plus titrée que Lejeune. Et ils parlent d'elle comme si c'était une technicienne...