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Vu de loin, tout va mieux. Le boulanger dispose de nuits plus longues, d'une protection sociale, de meilleurs revenus. Le médecin bénéficie de meilleurs horaires, d'un travail en équipe, d'une informatique performante. Comment s'expliquent donc ces volets qui se baissent définitivement sur le fournil, ces abandons de pratique de médecins généralistes appréciés mais épuisés, ces patients errants à la recherche d'une pratique médicale qui les prenne en charge? Étrange paradoxe qui mène d'un mieux à un moins. Et si la quête ininterrompue d'améliorer la qualité du produit s'avérait in fine contre-productive? Au pétrissage et à la cuisson du pain se sont ajoutés par étapes successives la traçabilité des farines, la sélection soupçonneuse des additifs et conservateurs, le respect scrupuleux des horaires de travail et enfin, l'obligation de consigner en permanence les données de ces contrôles. La médecine générale, en quête d'une respectabilité et de reconnaissance a connu un cheminement parallèle, priée d'objectiver en chiffres et en normes le contenu de son activité, de les noter et de les transmettre, d'en contrôler la qualité en la fondant sur les preuves, et - étape suivante - d'en prouver l'efficience. L'artisan est devenu expert, au prix d'un sentiment tenace de n'en avoir jamais assez fait, en quête d'une excellence toujours reculée et d'une acquisition de compétences sans cesse renouvelées. Les mains dans le cambouis, le regard sur une ligne d'horizon qui recule sans cesse. À chaque escale se profile une nouvelle course, normes de prévention à atteindre, concertations pluridisciplinaires, codification des données introduites, SumHers, schémas thérapeutiques partagés et tenus à jour, baromètres de bonne pratique. Ce n'est plus de la fatigue, c'est de l'essoufflement, et cela met nos pratiques médicales en danger. Les progrès incontestés d'eHealth facilitent sans aucun doute la poursuite de ces nouveaux défis, mais fragilisent notre activité quand de fréquentes interruptions ou ralentissements, survenant souvent au plus mauvais moment durant nos consultations, grippent cette belle mécanique. À Montreux, une sculpture gracile sur la digue du lac Léman montre un garçon juché sur la plus haute marche d'une échelle, oeuvre intitulée sobrement "Atteindrai-je jamais la lune?". Une légende veut que le garçon, déséquilibré par sa hauteur et sa quête, chuta et se noya dans le lac. Jusqu'où est-il possible de progresser sans compromettre nos propres équilibres, et qu'en pense le patient? La semaine passée, une visite en maison de repos m'amena dans la chambre d'un vieux compagnon connu de longue date, pour une consultation dite routinière, sans enjeu diagnostique ou thérapeutique crucial.J'avais déjà sorti le PC portable, le smartphone communiquant, la carte d'identité, les lunettes de lecture et, le regard figé sur l'écran, m'apprêtais à la liturgie habituelle. D'humeur primesautière, je me laisse surprendre par le choix musical diffusé dans la pièce, un Pink Floyd "de la seconde vague, pas celle avec la vache sur la couverture". Et je me laisse aller à écouter ce patient soixante-huitard me raconter ses barricades, ses rêves de création, l'éblouissement et l'échec de son mariage, son grand-père adoré, sa fin tragique, les dettes, les amours, les désillusions, une existence à la fois banale et unique. Pour une fois, se permettre d'être à l'écoute sans contrainte, sans schéma de consultation, notebook refermé, smartphone éteint, stéthoscope au fond de la trousse, tensiomètre muet. Se sentir en phase, simple être humain face à un autre être humain qui se raconte sans fard. Le temps d'une visite prolongée, retrouver l'étudiant qui rêvait d'être docteur face au patient qui rêvait d'être artiste.J'avais retrouvé le goût du pain.