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Depuis l'Antiquité, le héros personnifie les valeurs viriles et guerrières d'audace, d'abnégation, d'absence de peur bienvenues en cette période critique. Ce héros s'inscrit dans un cadre communautaire précis. Il embrasse les intérêts particuliers de la communauté et en renforce alors les valeurs. On comprend ainsi la révolte d'un urgentiste liégeois à qui on demande d'endosser ce rôle s'il est en désaccord avec les politiques de santé qu'il subit.La fascination que crée ce héros répond à une attente sociale. Le sacrifice du héros prend son sens, dans une vision utilitariste, en vue d'augmenter la santé de tous. Cette vision très contemporaine est intégrée par bon nombre de soignants. Plusieurs médecins " âgés " écartés par leur hiérarchie, ont exprimé leur frustration de ne pas être " au front ".Le héros a aussi un rôle d'encouragement des comportements altruistes : il devient un modèle à imiter. Cette figure héroïque est contestée par certains soignants qui soulignent le dessous des cartes - accointances, mesquineries, trahisons des supposés héros -, alors que d'autres dénoncent le sacrifice non consenti, quand par exemple on les oblige à travailler sans matériel adéquat pour se protéger ou encore à continuer le travail, quand on est soi-même malade.Le rôle du héros est aussi de rassurer en idéalisant les valeurs viriles comme le courage ou l'engagement physique. Cette figure paternelle vient combler les incertitudes liées à la crainte de tomber malade, et donc d'être correctement pris en charge, dans un monde devenu incompréhensible.Enfin, quand on parle d'héroïsme aux soignants, ils vous répondront souvent : " c'est mon devoir, je ne fais que mon travail, en répondant aux obligations morales mais aussi légales de ma profession ". Pour certains en effet seul importe de remplir correctement son devoir. D'autres valorisent par contre les actes qui dépassent la simple obligation professionnelle ou morale et donc le simple devoir. Les soignants accepteront plus facilement l'approche aristotélicienne du courage, vertu attribuée à la nature particulière du sujet, le soignant, et résultant d'un équilibre permanent entre lâcheté et témérité. L'Ordre des médecins a rappelé, lors de cette crise, l'obligation faite au soignant de se préserver, sans se soustraire cependant à son métier qui est de soigner.La figure du héros est complexe : une telle attribution peut être simplificatrice, idéaliste ou manipulatrice.Positivement, cette glorification des comportements éthiques peut également rassurer, fortifier, sublimer des personnalités en favorisant la créativité. A cet égard, on pourrait prendre comme exemple les médecins généralistes, en première ligne dans cette épidémie, obligés de prendre en charge des patients sans aucune protection. Ils ont imposé la consultation téléphonique de tous les patients, en évitant ainsi de se faire contaminer massivement au début de l'épidémie.De plus, les héros du quotidien, mis en avant par les médias, manifestent, au moins symboliquement, l'existence de choix altruistes possibles et alimentent ainsi un récit collectif encourageant le souci de l'autre.Rawls[1]fait cependant remarquer que, dans une société solidaire et encadrée par des institutions justes, ce genre de comportement héroïque ne devrait pas être nécessaire. Ces actes pallient le manque de traitement de fond et tentent de gérer des problèmes dont les causes sont sociales, politiques et économiques.C'est ce que dénoncent les soignants quand ils déplorent le sous financement chronique des soins de santé ou les scientifiques le manque de moyens attribués à la recherche fondamentale et en particulier suite aux crises concernant deux coronavirus (SRAS en 2003 et MERS en 2012) annonciatrices de la catastrophe actuelle. D'autres voix se font entendre également qui dénoncent nos modes de vie, facteurs favorisant l'éclosion et l'expansion de cette pandémie.Je conclurai en paraphrasant Rawls : les actes héroïques, bien qu'importants , ne suffisent pas à établir les conditions de la justice. Ils vont dans le sens du bien commun mais ne peuvent lui servir de fondement. Puissent les personnes admirant sympathiquement les soignants tous les soirs, s'en inspirer et aider à refonder les conditions d'une société juste.Dr Geneviève Guillaume, en collaboration avec le Pr Laurent Ravez, éthicien de l'Unamur[1] RAWLS J. , Théorie de la justice, 1971, trad. C. Audard, Seuil, 1987