Joe, mais pas star

InterviewLe journal du médecin: Aviez-vous en tête un exemple de pianiste classique qui, comme vous, s'adonnait au rock?Joe Jackson: Oui. Bill Payne de Little Feet. Mais à l'époque, j'ignorais que son style était en fait basé sur de grandes figures de La Nouvelle-Orléans. Mais j'avais l'habitude d'écouter les albums de ce groupe que j'adore, plus précisément ses interventions, et d'ensuite copier ses solos.Vous avez eu une éducation classique. Croyez-vous que cela soit un grand avantage en comparaison d'autres compositeurs rock...Je l'ignore. Je ne le recommanderais pas forcément, car chacun doit suivre sa voie. Pour moi, c'est juste une donnée dans mon existence. J'ai étudié la musique lorsque j'avais onze ans, je pouvais lire le solfège à douze. À mes yeux, c'est comme si j'affirmais avoir été à l'école et y avoir appris à lire et écrire. Tout le monde suit ce parcours, mais ce ne l'a fait pas de chacun un écrivain qui rédige de grands romans (rires). Disons que cela fait juste partie de mon éducation.Vous sentez-vous lié à d'autres musiciens rock qui ont étudié la musique classique dans une vie précédente ?Je n'y ai jamais réfléchi, mais ils ne sont pas si nombreux... Annie Lennox, qui était dans la même année que moi à la Royal Academy of Music. Mais je ne vois pas vraiment d'autres exemples, à part John Lord ou Rick Wakeman...Mais en ce qui me concerne, pendant très longtemps, ce fut quasiment un secret. A la fin des années septante et de la décennie suivante, le punk a surgi, auquel j'ai adhéré au début : à l'époque, j'étais déjà diplômé de la Royal Academy of Music (il rit), tandis les autres musiciens pouvaient à peine jouer trois accords. J'étais juste surqualifié... Vous êtes plus Gershwin, Kurt Weill que Bach ou Beethoven ?Je suppose que je suis proche des deux premiers en effet, en tout cas d'un point de vue temporel... mais pas seulement.Du fait de leur versant populaire dans leur approche classique?Disons qu'ils sont tout simplement formidables. Ma vraie référence musicale serait plutôt Duke Ellington, auquel j'ai consacré un album. Par ailleurs, j'apprécie également les compositeurs américains comme Richard Rodgers l'auteur de Blue Moon.C'est venu avec l'âge, car il y eut un temps, dans les années nonante, où j'ai quasiment perdu le désir d'écrire des chansons. Aujourd'hui, je me replonge dans leurs oeuvres respectives afin de retrouver l'inspiration : mon idéal reste d'écrire des morceaux intemporels et universels, et pas forcément à la mode.Appréciez-vous un compositeur comme Satie? Ou bien son style serait-il trop simple à vos yeux ?- Non, j'aime bien Erik Satie, mais sans plus. Il visait l'humilité ce petit maître, ne faisait pas semblant, et créait de petites pièces, des études... Mais c'était également un personnage curieux et drôle, comme le démontre un titre comme Trois morceaux en forme de poire.Peut-on dire que vous utilisez le piano comme une machine à écrire ?- Hum... (il rit)Vos paroles sont souvent ciselées et votre autobiographie avait révélé un vrai talent de conteur...- Ce n'était pas vraiment une autobiographie, plutôt un mélange entre mémoires et un livre sur la musique. J'aime écrire, et j'ai d'ailleurs rédigé un blog sur la musique pendant quatre ans, avant d'arrêter, ayant le sentiment de commencer à me répéter...Vous êtes très lucide quand vous écrivez...Oui. J'essaie d'y travailler jusqu'au moment où l'écriture semble naturelle, comme lorsqu'une personne s'adresse à vous. Je voudrais écrire un autre livre, mais je n'ai pas de sujet.Quels sont vos auteurs favoris ?- Il y en a des tonnes, de Shakespeare à Dickens en passant par les thrillers ou les romans policiers.Pensez-vous être plus un homme de notes que de lettres ?- Plutôt. La musique me vient plus facilement : je dois vraiment travailler les paroles.Vous évoquiez Shakespeare : sur un morceau vous chantez long live the Jester. Je pensais à Yorick...En fait, ce morceau contient une référence à Shakespeare à propos de la figure de deux fous. L'un tiré de La nuit des Rois et l'autre du Roi Lear. L'un d'une comédie, l'autre d'une tragédie. J'aime l'idée du fou, de celui qui utilise son humour, mais qui peut aussi proférer des vérités que d'autres ne pourront exprimer. J'en ai fait une sorte de super-héro. Il porte un costume ridicule, mais il a le don de vous faire rire, ce qui est une sorte de super-pouvoir, car l'on ne peut tuer l'humour. Le bouffon est invulnérable, une sorte de superman.Tyrans et dictateurs tentent d'éliminer l'humour, ne supportant pas d'être moqués. Mais c'est impossible. L'histoire de l'humanité révèle que personne n'a pu empêcher cela. En vieillissant, nous ne devons pas oublier que si nous perdons notre sens de l'humour... nous sommes cuits.L'autodérision également ?L'humilité plutôt, du moment que ce ne soit de la fausse modestie. On peut être fier de ce que l'on fait, si on a l'impression d'y avoir mis le meilleur de soi. L'art de la musique est-il d'être simple sans être banal ?Je dirais plutôt d'être accessible sans être ordinaire. Cette formule m'a longtemps hanté: elle est de Léonard Bernstein lors d'une conférence qu'il donnait à propos de la Neuvième symphonie de Beethoven. Sans cesse, il se demandait ce qui la rendait si formidable, et, à la fin, il est arrivé à la conclusion qu'elle était accessible sans être ordinaire. Elle possédait à ses yeux un aspect universel, au sens où elle touchait beaucoup de gens et en même temps, sans être prévisible et tout en restant originale. Et l'on pourrait affirmer la même chose à propos de Duke Ellington ou des Beattles : ils étaient accessibles tout en étant originaux et créatifs. Ce que l'art devrait être de façon générale ?Oui, et certains l'oublient. Ils pensent qu'ils produisent des oeuvres intelligentes en restant hermétique, sans se connecter avec personne.Mais l'opposé est vrai également : dans l'univers de la pop, la crainte de l'originalité donne lieu à des choses très prévisibles. Une constatation aussi valable en cinéma. Ce que vous avez cherché à éviter durant toute votre carrière en fait....L'une des rares choses dont je suis conscient. La chanson Dave m'a fait pensé à Roald Dahl...C'est l'histoire d'un homme dont c'est le prénom et qui meurt, mais un autre Dave reprend le flambeau et sa place. C'est juste un type ordinaire que personne ne remarque, qui n'est jamais sorti de sa petite ville. En fait, je songeais à ma ville natale, Portsmouth : c'est d'ailleurs un morceau sur lequel plane un petit parfum de nostalgie. Beaucoup de types s'y prénomment Dave: et l'aspect comique, c'est que j'en connais pas mal! Nous rions toujours quand j'y vais : par exemple, un copain me dit " J'ai vu Dave hier..." - " Attends, quel fucking Dave " ?(rires)Mais votre vrai prénom, c'est David justement !- Oui, quand j'étais gosse.... euh... oui.... en fait je suis un ex-Dave... mais qui s'est soigné. J'ai fréquenté les Dave Anonymes... (il rit)Vous avez sorti 25 albums en tout : avez-vous des regrets ou des remords ?- A mes yeux, ils ne forment pas un tout : ils appartiennent à différentes catégories. Je ne les compte pas et je n'ai pas beaucoup de regrets : certains sont meilleurs que d'autres ; ce serait vraiment étrange, après quarante ans de carrière, de jeter un oeil dans le rétro en proclamant que tout ce que j'ai enregistré était formidable. Je ne suis pas sûr d'ailleurs que quiconque puisse affirmer cela.Certaines choses sont meilleures que d'autres, et, durant les années 80, j'ai sorti trop d'albums. Il n' y aucun intérêt à le regretter, car c'est trop tard...Vous souffriez d'asthme durant votre enfance à l'instar d'Iggy Pop, avec qui vous avez enregistré sur l'album Duke?- Ah ? Je l'ignorais - L'asthme a-t-il été déterminant dans votre destinée ?- Oui certainement. De ce fait, je suis devenu un lecteur, un " écrivain ", et c'est également ce qui m'a poussé à débuter dans la musique, plutôt que de faire du sport comme tout le monde.- A working class hero is something to be ? (Lennon)(il rit...) - Je ne sais pas ; je suis working class mais je ne sais pas si je suis un héros.Ce n'est d'ailleurs pas à moi d'en juger....Un gars de la classe ouvrière qui étudie la musique classique c'est plutôt rare, qui a fait carrière en plus... Est-ce difficile de revenir à Portsmouth et de redevenir un ancien Dave ?- Je suis plutôt à l'aise avec cet aspect, à ce moment de ma vie en tout cas. Parfois les gens ont un rapport malaisé avec moi de ce fait, mais la plupart du temps ce n'est pas le cas. Ce que j'aime quand je retourne à Portsmouth, c'est que certaines personnes me reconnaissent, viennent me parler en me disant " vous êtes Joe Jackson non " ? Question à laquelle je réponds oui, en m'attendant à ce qu'ils me demandent un autographe. Au lieu de quoi, ils ajoutent " j'étais à l'école avec votre frère "... (rires)C'est le seul endroit où cela m'arrive, et tout le temps en plus : et ça me fait plaisir!Êtes-vous comme Elton John ou Robert Plant impliqué dans le club de foot de votre ville natale ?- En théorie. Le propriétaire russe de Portsmouth est parti avec la caisse et le club est désormais propriété des supporters : une rareté en Angleterre. J'ai fait une donation parce que c'est ma ville, pas parce que je suis un peu fan de football. Mais je suis plutôt intéressé par la Coupe du monde... notamment lorsque l'équipe d'Angleterre va très loin dans le tournoi.Battue deux fois par la Belgique...Oui. Bastards !! (rires)propos recueillis par Aristide PadigreauxJoe Jackson : Fool (Ear-Music)Joe Jackson sera à De Roma à Anvers ce 16 mars et le 15 avril à l'Ancienne Belgique de Bruxelles.Www.deroma.be et www.abconcerts.be