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Dans les années 1970, la rivalité entre Coca-Cola et son challenger Pepsi-Cola était légendaire et parfois très brutale. Elle avait aussi un côté politique : Coca-Cola était très proche du camp démocrate, tandis que Pepsi penchait du côté républicain. Quand Jimmy Carter devint président en 1977, tous les distributeurs de la Maison-Blanche furent ainsi changés : exit Pepsi, voici Coca ! Un peu anecdotique... sauf que cette révolution de palais avait évidemment un grand impact médiatique et valait son pesant d'or sur le plan marketing ! Même si elles ne soutiennent pas ostensiblement l'un ou l'autre camp, les entreprises américaines n'échappent pas à l'influence de la politique, dans la mesure où les programmes républicain et démocrate diffèrent à plusieurs égards et sont dès lors plus ou moins favorables aux divers secteurs économiques.Le mardi 20 octobre, l'important groupe de défense Lockheed Martin dévoilait ses résultats trimestriels. Ils étaient bons, avec un chiffre d'affaires de 16,5 milliards de dollars, en hausse de 8,5 % sur l'année précédente. À 6,25 dollars, le bénéfice par action était même en progrès de 10 %. Plus que satisfaisant donc, surtout par les temps qui courent. D'autant que ces chiffres n'étaient pas supérieurs seulement à ceux de l'an dernier, mais aussi aux attentes des analystes. Or, tel est généralement l'élément qui entraîne une hausse du cours de l'action. Il n'en fut rien : elle a flanché de 3 % ce jour-là, alors que la Bourse de New York était en légère hausse. Pourquoi ? Certains soulignent que l'entreprise a coutume de battre les attentes. Peut-être espérait-on secrètement encore un peu mieux ? C'est un phénomène fréquent. Il y a toutefois un autre élément, plus volontiers mis en avant : les sondages confirmaient alors l'avance de Joe Biden. Et l'on considère historiquement que le camp démocrate soutient moins les dépenses militaires que le camp républicain. Non sans raisons : entre 2016 et 2020, sous l'ère Trump, le budget de la défense est passé de 522 à 633 milliards de dollars, un bond de plus de 21 %. La conjoncture politique n'est donc guère favorable aux Lockheed Martin, General Dynamics, Northrop Grumman et autres Raytheon Technologies. Cela étant, si la victoire démocrate est inscrite dans les cours de ces titres, ils pourraient vivement rebondir en cas de victoire inattendue de Donald Trump !Un autre biais sectoriel historique concerne les soins de santé, auxquels le camp démocrate est beaucoup plus attentif. Le secteur pharmaceutique sortirait-il donc vainqueur d'une nomination de Joe Biden ? Absolument pas, au contraire ! Les Démocrates ont pour volonté affichée de limiter les prix des médicaments. On relève toutefois aujourd'hui une volonté semblable du côté républicain. La différence se ferait sur d'autres segments du secteur de la santé, celui des services. Et là, il y a divergence totale ! Les Démocrates veulent étendre Medicare, la réforme de Barrack Obama qui visait à couvrir la population plus largement, alors que Donald Trump avait le démantèlement de cette réforme dans son programme dès 2016. Suivant que ce soit l'un ou l'autre qui l'emporte, ce sera dès lors le jour ou la nuit pour les chaînes d'hôpitaux et de maisons de soins, telles que HCA Healthcare, numéro 1 mondial avec 280.000 employés, ou encore Universal Health Services, qui en occupe 87.000. Mais aussi pour les assureurs-santé privés, qui complètent la couverture publique, à l'instar de United Health, qui couvre quelque 50 millions d'Américains.Une dichotomie toute aussi spectaculaire se manifeste dans le domaine de l'énergie. Autant le président Trump a évité de mettre des bâtons dans les roues des producteurs de pétrole et gaz de schiste, autant Joe Biden se propose de le faire. Il a par exemple l'intention d'interdire toute prospection (et a fortiori exploitation) sur les terres appartenant à l'État fédéral, qui représentent 28 % du territoire américain. Il veut par contre favoriser les énergies renouvelables, au contraire du précédent.Ces énergies renouvelables sont en effet bien positionnées dans le programme démocrate de 10.000 milliards de dollars d'investissements publics, étalés sur 10 ans. C'est en cela, en particulier, que les options de l'un et l'autre camp diffèrent dans le chapitre "modernisation des infrastructures" qui trône en bonne place dans leur programme. L'approche de Trump est en effet plus classique. De plus, aussi vrai que les Républicains sont viscéralement rétifs aux dépenses (sauf quand il s'agit de baisser les impôts), il n'est pas certain qu'un Donald Trump réélu soit massivement soutenu par son camp sur ce volet.Au-delà de ces divergences, peut-on désigner l'un ou l'autre des candidats comme favori des marchés financiers et des investisseurs ? Le camp républicain n'est-il pas considéré comme plus favorable au monde des affaires ? Donald Trump n'a-t-il pas abaissé très spectaculairement l'impôt des sociétés de 35 à 21 % à peine ? Les avis sont en réalité plus partagés. Il est vrai que Joe Biden a clairement pour volonté de relever cet impôt à 28 %, ce qui raboterait les bénéfices des entreprises de 6 à 9 %, suivant les estimations. Il promet par ailleurs de porter le salaire minimum à 15 dollars de l'heure, soit le double du minimum officiel (7,25 dollars) au niveau fédéral. Il faut toutefois savoir que ce dernier est largement dépassé en pratique. Au printemps dernier, tant New York que la Californie ont voté l'adoption progressive des 15 dollars de l'heure.En dépit de cela, Joe Biden ne peut être qualifié de "socialiste" comme l'a été Bernie Sanders, l'autre important prétendant démocrate. Et l'étiquette socialiste est tout simplement rédhibitoire pour la majorité des Américains... Biden marchera même dans les pas de Trump pour ce qui est du retour à un certain protectionnisme : lui aussi a inscrit un volet Buy American dans son programme et il prévoit des incitants fiscaux à la relocalisation des activités industrielles aux Etats-Unis. Par ailleurs, il n'est pas certain qu'il impose, ni dans l'immédiat, ni même peut-être dans l'absolu, une taxe sur les entreprises numériques, comme proposé par l'aile gauche de son parti. Au demeurant, le camp républicain n'y est pas nécessairement défavorable ! Et le département de la Justice a lancé une action anti-trust contre Google dès la semaine dernière.Pour les milieux d'affaires, Joe Biden n'a dès lors pas le statut d'épouvantail, loin s'en faut. Une étude de la banque suisse UBS conclut ainsi que la situation la plus dommageable pour l'économie américaine serait une victoire de Joe Biden, assortie d'un Sénat toujours républicain, pour cause de blocages divers. A l'inverse, la situation la plus favorable serait que le Sénat bascule lui aussi dans le camp démocrate, comme la Chambre, un phénomène qualifié de "vague bleue". Ceci laisserait les mains libres à Biden pour lancer son programme de soutien public massif à l'économie. Quitte à ce que la Bourse traîne un peu la patte pour cause d'impôts relevés.La banque d'affaires Goldman Sachs est sur la même longueur d'onde, affirmant qu'une vague bleue serait bonne pour l'économie, car elle signifierait davantage de stimulus fiscal, moins de risques commerciaux et un dollar plus faible. On relèvera que ce dernier point jouerait au détriment des entreprises, et donc peut-être des actions, européennes.On ne saurait clôturer ce tour d'horizon sans pointer ce qui serait, de l'avis général, le plus grand risque présenté par cette élection présidentielle : un résultat très tangent, ou une contestation de ce résultat par les Républicains, une menace déjà brandie dans le camp Trump. La Bourse réagirait de manière très négative à une incertitude de cette dimension !