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Chirurgien, neurobiologiste et énarque, Laurent Alexandre, fondateur de Doctissimo et de plusieurs entreprises de high-tech, spécialiste des révolutions et de leurs enjeux, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, signe avec "La guerre des intelligences à l'heure de ChatGPT", un livre qui met à plat les défis énormes auxquels la médecine dans son ensemble et les médecins vont devoir se confronter, sans parler de la société, face à l'émergence spectaculaire et rapide de l'intelligence artificielle dont ChatGPT n'est sans doute que l'étape initiale... Le journal du Médecin: Vous évoquez la mutation de la médecine du fait de l'irruption de ChatGPT... Dr Laurent Alexandre: À l'attention de mes confrères, l'on pourrait résumer ces bouleversements en une phrase: une infirmière disposant de ChatGPT-4 analysera mieux un dossier et me dépassera, si de mon côté je suis seul. Il s'agit donc d'une révolution pour la médecine qui permettra d'améliorer les soins dans des zones où l'on manque de praticiens: une infirmière clinicienne en Afrique, couplée à une intelligence artificielle, pourra rapidement poser des diagnostics, même si par ailleurs des équipements chirurgicaux et des médicaments font défaut. Mais sur le plan diagnostique, cela s'avère un progrès énorme, notamment au niveau des déserts médicaux, en France par exemple ou ailleurs. Ce qui implique une transformation de la manière dont le système de santé va fonctionner, ce que nous, médecins, ne réalisons pas encore. Ni bio ni éthique (dans le sens 'ni trop se préoccuper d'écologie, ni d'éthique') pour que l'Europe ne soit pas dépassée, aussi, au niveau concurrentiel? Ma position sur l'écologie est très simple. La Belgique et l'Allemagne font le contraire de ce qu'il faut faire. La fermeture des centrales nucléaires allemandes, la fermeture partielle des centrales nucléaires belges pour construire des centrales à gaz, détruit le climat en augmentant le CO2. L'objectif environnemental a été abandonné dans beaucoup de pays européens parce que les écologistes ont en réalité une stratégie de maximisation du CO2: c'est une évidence en Allemagne où les résultats de ce point de vue sont catastrophiques. Je me préoccupe d'écologie, mais pas de la même manière que les Belges ou les Allemands. Bien sûr, je me préoccupe d'éthique. Mais le paravent éthique ne doit pas cacher la révolution, le tsunami d'intelligence auquel les médecins vont faire face. Cela ne doit pas retarder notre réflexion sur ce que nous voulons faire dans un monde gorgé d'intelligence, où, de façon certaine, l'intelligence artificielle va dépasser nos cerveaux tels qu'ils sont organisés aujourd'hui. Vous placez l'éthique "en concurrence" avec la compétition industrielle?Non. J'affirme qu'il ne faut pas se cacher derrière la bioéthique pour abandonner la compétition industrielle. Ce que fait l'Europe est grotesque. Elle a abandonné la bataille mondiale pour l'intelligence artificielle et va le payer très cher: l'éthique ne sera pas définie par les médecins belges demain, mais par les systèmes d'intelligence artificielle californiens. Le Pr Alim Louis Benabid, le neurochirurgien à l'origine des implants intracérébraux, est un cas intéressant que vous citez dans l'ouvrage, et qui devient pro-implants neuronaux, alors qu'il était contre au départ... Ce médecin a déclaré en 2017 être désormais pour l'augmentation cérébrale de nos capacités intellectuelles par implants neuronaux comme Neuralink d'Elon Musk propose de le faire. L'inventeur des implants intracérébraux pour traiter la maladie de Parkinson est devenu transhumaniste à la fin de sa carrière. Elon Musk justement s'oppose à Sergey Brine lequel, comme vous le précisez dans l'ouvrage, serait prêt à faire n'importe quoi pour vivre plus longtemps ; alors que Musk semble, de ce point de vue en tout cas, se montrer moralement plus responsable... Ce que fait Musk sur X n'est pas forcément toujours très responsable et ce qu'il a déclaré sur les vaccins est par moments plutôt complotiste. En revanche, il y a une opposition qui est d'ailleurs révélée dans la biographie de Musk, écrite par Walter Isaacson, sortie il y a quelques jours: y est décrit le conflit entre Musk et Larry Page, cofondateur de Google, qui considère que le cerveau humain a perdu, que l'ère de l'intelligence artificielle et notre remplacement est devant nous, alors que Musk est convaincu que la bataille peut encore être livrée. Raison pour laquelle il a créé Neuralink, convaincu qu'il faut augmenter le cerveau humain pour le rendre compétitif face à l'intelligence artificielle du futur. Vous évoquez la fameuse antienne qui consiste à prétendre que seuls 10% de notre cerveau sont utilisés. C'est peu dire que c'est un mythe?Tous les spécialistes du cerveau savent que nous utilisons 100% de notre cerveau et pas 10%. Cette affirmation est une connerie répétée dans les films de science-fiction de série B. On imagine mal comment l'évolution darwinienne aurait pu créer un organe qui consomme autant d'énergie pour n'en utiliser que 10%. Ça n'a aucun sens. Mais une partie de l'opinion a avalé cette imbécillité. Vous suggérez de doper le cerveau comme on le fait d'un coureur au Tour de France, ce qui revient à une cyborgisation du cerveau... Il n'y a pas 36 solutions. Soit on accepte notre dépassement par l'IA, soit on augmente notre cerveau. Ce qui n'est pas simple. L'interdiction de l'IA à l'échelle mondiale est impossible. Nous avons donc le choix entre le dépassement et le neuro-enhancement, c'est-à-dire l'augmentation cérébrale. En médecine comme ailleurs, le débat fait rage, et nous, les médecins, ne sommes pas préparés au choc, à ce que, aux alentours de 2025, nous soyons dépassés par l'intelligence artificielle: ni psychologiquement, ni d'un point de vue organisationnel ; nous allons prendre cette réalité en pleine figure. Cela résultera en une blessure narcissique qui provoquera de nombreux problèmes psychologiques. Il est vraiment urgent que nous réfléchissions à la recherche de zones de complémentarité. Je ne suis pas du tout partisan en tant que médecin, que nous allions tous jouer au golf 365 jours par an, en laissant l'intelligence artificielle soigner à notre place. Mais pour que nous soyons complémentaires de l'intelligence artificielle, il est urgent que nous y réfléchissions, que nous imaginions l'organisation d'un système de santé dans lequel il y aura de l'intelligence gratuite et en quantité infinie: de l'intelligence artificielle certes, mais de l'intelligence quand même. Et j'invite tous vos lecteurs à utiliser ChatGPT-4 et à constater la puissance de l'outil, même s'il souffre encore d'hallucinations et d'imperfections: il est en médecine absolument bluffant, notamment dans la version GPT-4 V qui vient de sortir. Votre vision de la médecine n'est-elle pas quelque peu darwiniste? Non, pas du tout. Le tsunami de l'IA a surpris tout le monde, moi y compris: ce que fait GPT-4 en médecine aujourd'hui, le 29 novembre 2022, la veille de la sortie de ChatGPT-3.5, je ne l'imaginais pas se produire avant 2040! La maîtrise du langage humain et sa compréhension par les réseaux de neurones de type ChatGPT sont spectaculaires et ont chamboulé les perspectives des spécialistes de l'IA et de personnes telles que moi, à savoir des médecins qui s'intéressent depuis longtemps à l'intelligence artificielle... Seriez-vous partisan de l'eugénisme intellectuel? Ma position personnelle n'a pas beaucoup d'intérêt, mais je suis convaincu que pris de panique par les progrès de l'intelligence artificielle, les parents vont vouloir agir. Je pense qu'ils accepteront les technologies électroniques d'augmentation cérébrale quand elles seront au point et les technologies d'eugénisme. Il est d'ailleurs extrêmement frappant que l'Amérique, bien que très religieuse et plutôt bioconservatrice, est en train de devenir pro-eugénisme. Un sondage publié dans Science montre que 38% des Américains sont favorables à l'analyse neurogénétique de l'embryon pour choisir le bébé qui sera le plus intelligent. Un phénomène qui a beaucoup surpris les éthiciens américains. En réalité, les progrès foudroyants de l'intelligence artificielle amènent un pourcentage déjà très significatif des parents américains à penser que fabriquer des bébés moyennement intelligents à l'ère d'une intelligence artificielle qui galope est une erreur pour le bien-être de leur futur bébé. À vous entendre, au hasard, il faudrait préférer la nécessité... Dans deux à trois années, lorsque l'intelligence artificielle aura encore beaucoup évolué, les parents seront inquiets quant aux perspectives à l'horizon 2050-60. N'oublions pas qu'un enfant qui naît aujourd'hui travaillera encore aux abords de 2100 et vivra dans un monde où l'intelligence artificielle sera incroyablement puissante et intelligente. Les parents voudront des solutions, ce qui posera de nombreux problèmes éthiques. Mais le patron de Nvidia, le principal fabricant de puces électroniques dites GPU (Graphics Processing Unit) utilisées pour fabriquer l'intelligence artificielle, déclarait cet été qu'en 2032, l'intelligence artificielle sera un million de fois plus puissante que ChatGPT-4. Les futurs parents vont dès lors paniquer, et chercher des solutions pour l'avenir de leurs enfants. Les femmes intelligentes qui ont un QI élevé ont peu d'enfants, écrivez-vous... Oui, c'est une réalité. C'est particulièrement flagrant en Allemagne, où le nombre d'enfants par femme ingénieure ou scientifique se rapproche de zéro. Les élites intellectuelles font très peu d'enfants dans la société européenne de 2023. Qu'en est-il de la Chine où la politique de l'enfant unique a longtemps régné? Le nombre d'enfants par classe sociale et par niveau de formation y étant moins bien répertorié, je ne peux vous donner des chiffres. Mais, pour ce qui est de l'Europe, c'est une évidence. J'avais d'ailleurs écrit un article à ce sujet dans L'Express. N'y aurait-il pas danger de voir l'émergence d'une médecine de riches, à lire vos prédictions? La médecine produite par intelligence artificielle sera moins chère que la médecine d'aujourd'hui. Il s'agit d'un autre défi auquel nous, médecins, allons être confrontés. Mais il y en a encore un autre auquel mes confrères n'ont pas pensé: une étude du MIT vient de montrer que pour une tâche intellectuelle donnée, GPT-4 émet entre 100 et 3.900 fois moins de CO2 que nous. Donc, d'un point de vue climatique, il est clair que certains vont proposer que ce soit l'intelligence artificielle qui travaille à notre place. Parce que contrairement à ce que l'on croit souvent, les chatbots émettent extrêmement peu de CO2 par rapport à un humain pour une tâche intellectuelle donnée. Reste le problème du silicium et de l'eau que l'IA consomme... Tout compris, l'intelligence artificielle est très écologique. Quant au silicium, il y en a quelques milliards de tonnes sur Terre, puisque c'est du sable. Alors avant que nous ne manquions de sable... Avec la seule plage de Knokke-le Zoute, nous pouvons faire des microprocesseurs pour quelques milliers de milliards d'années, bien au-delà de la durée de vie de la Terre. Je ne suis donc franchement pas inquiet concernant le silicium. Et lorsqu'on fabrique des microprocesseurs, l'eau consommée repart ensuite dans le circuit. Ce que vous suggérez comme solution suppose une révolution de l'enseignement, des études médicales et de la médecine... Nous nous dirigeons vers une refonte complète de la médecine, des hôpitaux et des études. Et nous avons pris beaucoup de retard puisque les études de médecine n'ont toujours pas intégré l'avènement de l'intelligence artificielle. Ce n'est pas ma proposition, c'est juste le choc du réel, il est urgent que le mandarinat réfléchisse à ces questions. L'hôpital va prendre l'irruption de l'intelligence artificielle de plein fouet. Il est urgent qu'il commence à y réfléchir. Avons-nous l'IA que nous méritons? Nous aurons forcément l'IA que nous mériterons puisque c'est nous qui la créons. Jusqu'au jour où, éventuellement, elle deviendrait autonome. Mais ce n'est pas encore pour tout de suite... Comment comprendre l'IA si l'on ne comprend déjà pas le fonctionnement de notre cerveau? En réalité, il est beaucoup plus simple de comprendre l'IA que de comprendre notre cerveau. L'IA est très puissante, mais elle est relativement simple, et on commence même d'ailleurs à pouvoir analyser le fonctionnement des réseaux de neurones artificiels, comme ChatGPT, neurone artificiel par neurone artificiel. Une étude publiée le 7 octobre à l'initiative d'Anthropic, grand concurrent de ChatGPT, démontre que notre capacité de comprendre et d'analyser l'intelligence artificielle va beaucoup augmenter dans les années qui viennent, beaucoup plus vite que notre compréhension du cerveau. Il s'agit d'un paradoxe qui va aller en s'aggravant: nous comprendrons très bien l'intelligence artificielle dans cinq ans et nous comprendrons toujours assez mal le cerveau humain à cette date, même si l'intelligence artificielle peut nous aider un peu à le comprendre... Mais il restera un écart important. On oppose le digital et l'animal, mais en même temps, le digital excite le cerveau reptilien, écrivez-vous... Oui, nous sommes addicts et je ne crois pas que cela va s'arranger avec la réalité virtuelle. Avec le couplage du métavers et de l'intelligence artificielle vont apparaître dans le numérique des drogues ultra-addictives. Et la façon dont nous contrôlons l'utilisation de cette drogue numérique chez nos enfants, pour nous-mêmes et dans la société, posera un grand défi. S'il n'est pas simple d'empêcher ses enfants d'aller sur TikTok, ce sera encore plus compliqué de les empêcher d'aller dans des mondes virtuels ultraréalistes et personnalisés, puisque l'intelligence artificielle permettra de personnaliser pour chacun de nos enfants les jeux en fonction de ses attentes. L'addiction numérique ne fait que commencer. Il y aura encore du travail pour les psychiatres dans les décennies à venir. Mais la grande différence entre la machine et l'humain, c'est que la machine ne rêve pas? Elle pourrait. Un travail récent montre que GPT n'a pas de conscience artificielle, mais que les IA futures pourraient en disposer. On peut donc imaginer dans le futur qu'il y ait des zones qui rêvent dans les réseaux de neurones artificiels, même si actuellement on ne dispose pas encore de la technologie capable de le réaliser. Dr Laurent Alexandre. La guerre des intelligences à l'heure de ChatGPT. ÉditionsJean-ClaudeLattès.