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L'entrée d'une tumeur en croissance exponentielle nécessite 3 adaptations majeures successives des cellules cancéreuses. La première correspond à un " switch métabolique", le switch glycolytique. "Durant cette phase, les cellules tumorales appartenant à des zones très peu oxygénées adaptent leur façon de produire de l'énergie pour survivre", résume le Pr Pierre Sonveaux, directeur de recherche FNRS à l'Institut de recherche expérimentale et clinique (IREC) de l'UCLouvain. Survient dans un deuxième temps le switch angiogénique: les cellules malignes envoient des signaux moléculaires, tel le VEGF, pour favoriser la formation de nouveaux vaisseaux qui leur apporteront oxygène et nutriments. Enfin, troisième phase: le switch métastatique. "Pour franchir toutes les étapes de la cascade métastatique, les cellules tumorales doivent acquérir un ensemble de caractéristiques indispensables: être capables de bouger, d'envahir, de survivre dans le sang, avoir le caractère de cellules souches, etc.", précise Pierre Sonveaux. Dans une étude publiée en 2014 dans Cell Reports1, son équipe a émis l'hypothèse que le développement de métastases est un événement "tardif", qui doit être influencé par la phase la plus précoce de l'évolution tumorale, le switch glycolytique. Les chercheurs ont d'abord rendu superinvasives in vitro des cellules tumorales humaines du col de l'utérus a priori peu envahissantes. De même, ils ont rendu supermétastatiques in vivo des cellules d'un mélanome de souris très peu métastatique nommé B16-F10. Ils ont ensuite mis en évidence que les cellules superinvasives du premier modèle et les cellules supermétastatiques du second, autrement appelées cellules progénitrices métastatiques, avaient un point commun: sur le plan métabolique, elles possèdent des mitochondries dysfonctionnelles dont la structure est aberrante et l'activité, accrue de façon inattendue. Cela se traduisait par un défaut au niveau de la chaîne respiratoire, ensemble complexe de protéines membranaires de la mitochondrie, également qualifiée de "chaîne de transport d'électrons". En caricaturant, on peut considérer que le cycle de Krebs fabrique des "donneurs d'électrons" qu'il livre à la chaîne respiratoire. Un flux d'électrons est alors généré ; ils sont capturés par l'oxygène en fin de processus. Ce flux est nécessaire à la production d'énergie, mais s'il se révèle excédentaire, les électrons en surplus forment des radicaux libres baptisés ions superoxyde."Cette espèce radicalaire, en quantité infime dans les cellules normales, est apparue en excédent dans les cellules superinvasives et supermétastatiques par rapport aux cellules tumorales peu invasives ou peu métastatiques", indique Pierre Sonveaux. Par la suite, les chercheurs de l'UCLouvain ont démontré qu'une fois présent en quantité trop importante mais encore modérée, le superoxyde rend manifestement les cellules cancéreuses plus métastatiques. En quelque sorte, il fait office de messager envoyé par les mitochondries vers le cytosquelette, incitant ainsi la cellule à migrer vers un environnement moins hostile. Pierre Sonveaux et son groupe ont sans cesse cherché à inactiver le superoxyde dans l'espoir d'enrayer la formation de métastases. Comment? À l'origine, en administrant quotidiennement à des souris, 0,7 mg/kg de MitoTEMPO, analogue expérimental du MitoQ produit par le laboratoire néo-zélandais Antipodean Pharmaceuticals. Avec succès: après avoir reçu dans le sein des cellules de cancer mammaire humain spontanément métastatique, des souris ont développé une tumeur du sein, plagiant la situation rencontrée en médecine humaine. Un groupe de rongeurs a alors reçu du MitoTEMPO, et un autre un placebo. Dans le premier groupe, aucune métastase pulmonaire n'est apparue ; dans le second, elles ont été détectées en grand nombre. "Il devenait clair que, chez l'animal en tout cas, les inactivateurs du superoxyde sont capables d'empêcher la survenue de métastases", explique le Pr Sonveaux. Or, le MitoQ a déjà été testé avec succès chez l'humain lors d'études cliniques de phase I préalables à des essais thérapeutiques de phases II, en cours chez des patients souffrant de la maladie de Parkinson, de la maladie d'Alzheimer ou de l'hépatite C. La toxicité de la molécule est faible aux doses thérapeutiques, les rares effets secondaires se résumant à des nausées et des vomissements contrôlés par des antiémétiques. Les scientifiques de l'UCLouvain préparent un essai clinique de phase II regroupant une vingtaine de patientes bien identifiées atteintes d'un cancer du sein triple négatif. Ce passage à la clinique humaine s'inscrit dans le sillage de recherches publiées en mars 2022 dans la revue scientifique Cancers2-3. On y apprend que, grâce au MitoQ, les chercheurs sont parvenus à prévenir, dans des conditions mimant la pratique clinique, la dissémination métastatique d'un cancer triple négatif dans deux groupes de souris. Les unes, immunodéprimées, ont reçu des cellules tumorales humaines, les autres, génétiquement modifiées, ont développé spontanément un cancer après quelques semaines de vie. À la grande surprise des expérimentateurs, le MitoQ prévenait également les récidives de la tumeur mammaire après chirurgie. Plus précisément, une fois porteuses d'un tel cancer, les souris ont d'abord été traitées par chirurgie, puis ont reçu un cocktail de chimiothérapies adjuvantes classiques comme en clinique humaine. Dans un premier groupe de rongeurs, la chimiothérapie s'accompagnait de MitoQ, mais pas dans un second. Alors que le cancer n'a pas tardé à récidiver et à se généraliser chez la plupart des souris non traitées par l'inactivateur de superoxyde, celui-ci a permis d'éviter, dans l'autre groupe, l'apparition de métastases pulmonaires dans 80% des cas et, dans 75% des cas, une rechute locale du cancer. Le cancer du sein a été choisi pour mener à bien leurs travaux car il se diagnostique généralement tôt grâce aux tests de dépistage et à la mammographie. De plus, il est extrêmement courant. Avoir opté, parmi les cancers mammaires, pour les triples négatifs (10 à 15% des cas) se justifie par la fréquence des rechutes et des métastases qui les caractérise. À l'échelle mondiale, 225000 femmes (un millier en Belgique) sont atteintes chaque année de cette forme de tumeur mammaire. Actuellement, la moitié d'entre elles seraient en proie à des récidives locales et/ou à des métastases, quel que soit le traitement suivi. Parmi elles, 10% seulement guériront. Grâce au MitoQ, cela pourrait ne plus être une fatalité. Rappelons-le, les cellules progénitrices métastatiques possèdent des mitochondries dysfonctionnelles à l'origine d'une production trop abondante d'ions superoxyde. Elles constituent une sous-catégorie de cellules souches cancéreuses que le Pr Sonveaux décrit comme des "versions avancées" de ce type de cellules. En effet, elles doivent acquérir des propriétés particulières les autorisant à essaimer et à coloniser. Néanmoins, seulement 0,01% d'entre elles y parviennent. Une autre sous-catégorie de cellules souches cancéreuses, assez mal connue, est responsable des récidives. Le superoxyde y est également excédentaire. Ces deux sous-catégories de cellules souches cancéreuses sont les cellules les plus pernicieuses qui composent les tumeurs, car elles sont dormantes, en attente de se réveiller. "D'après les tests moléculaires que nous avons effectués, les marqueurs de cellules souches diminuent sous MitoQ", explique Pierre Sonveaux. "En s'accumulant dans leurs mitochondries, la molécule thérapeutique érode leurs propriétés, les empêchant de sortir de leur léthargie." Mais pourquoi le MitoQ a-t-il une affinité particulière pour les cellules souches cancéreuses? En raison d'un effet attractant. Leurs mitochondries sont chargées très négativement, alors que le MitoQ l'est positivement. Cela explique qu'elles l'attirent fortement et qu'il s'y accumule. Le chercheur précise en outre que la dose de MitoQ requise dans le traitement du cancer s'avère inférieure à celle qui occasionne nausées et vomissements. Ce n'est pas le cas dans les essais thérapeutiques dans les maladies d'Alzheimer et de Parkinson ainsi que dans l'hépatite C. Dans ces affections, le superoxyde est produit en quantité telle qu'il tue les cellules. Le MitoQ doit alors être administré à haute dose pour bloquer la mort cellulaire. Dans le cancer, la production de radicaux libres est excessive mais plus modérée. "Nous avons testé chez la souris la combinaison de MitoQ avec toutes les chimiothérapies qui peuvent être employées en hôpital chez les patientes souffrant d'un cancer du sein. Nous n'avons observé aucune interférence médicamenteuse", souligne encore Pierre Sonveaux L'équipe de l'UCLouvain a breveté une signature génétique de la réponse au traitement par MitoQ. Elle repose sur l'expression de 13 gènes, qui change dès les premières semaines selon l'efficacité de la thérapie. Lors des essais cliniques de phase II chez les patientes souffrant d'un cancer du sein triple négatif, cette signature sera employée afin de gagner un temps précieux. "Nous ne devrons plus attendre des mois, voire des années, avant de savoir si une patiente répond ou non au traitement", précise notre interlocuteur. Les recherches ne se circonscrivent pas au cancer du sein. Des expériences centrées sur l'intérêt du Mito Q pour faire obstacle aux récidives et à l'apparition de métastases dans le cancer humain du pancréas chez la souris sont en passe d'aboutir. "Nous finalisons actuellement les résultats de ces travaux. Nous espérons pouvoir les publier avant la fin 2022." La prochaine cible sera le cancer de la prostate, avec l'aide financière du FNRS et du Télévie. Dans un autre volet de leurs études, les chercheurs de l'UCLouvain s'intéressent au tropisme que manifestent les cellules progénitrices métastatiques à l'égard de tel ou tel organe de destination, en fonction de la tumeur primaire dont ils sont issus. Pourquoi, par exemple, un cancer du sein métastase-t-il préférentiellement vers les poumons, le cerveau et les os? Pierre Sonveaux et son équipe ont découvert, dans un modèle de cancer du sein humain chez la souris, qu'une et une seule protéine localisée dans les mitochondries des cellules progénitrices métastatiques est responsable de leur essaimage vers le cerveau. "Nous avons montré que si l'on annihile cette protéine, les cellules métastatiques ne s'orientent plus vers le cerveau, rapporte le Pr Sonveaux. En revanche, si on la surexprime, elles ne vont plus que là." L'hypothèse émise est qu'il pourrait y avoir différentes protéines comparables, chacune induisant un tropisme pour un organe de destination particulier. On ignore si plusieurs types de cancers partagent une ou des protéines de ce type. Se référant à la théorie de la graine et du sol, proposée en 1889 dans The Lancet par le chirurgien britannique Stephen Paget, les chercheurs ont également pour hypothèse que les protéines susmentionnées dont seraient dotées les mitochondries des cellules progénitrices métastatiques agiraient comme des senseurs qui détecteraient les environnements appropriés vers lesquels les cellules tumorales circulantes devraient s'orienter pour satisfaire leurs besoins.