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Au coeur de nos cellules, les ribosomes sont des nanomachines sophistiquées dont la fonction est de synthétiser les protéines. Chez l'homme, ils sont constitués de 84 composants : 4 éléments structuraux majeurs, les ARN ribosomiques, porteurs de l'activité du ribosome, sur lesquels se greffent 80 protéines ribosomiques. Chaque cellule renferme des millions de ribosomes dont la durée de vie est de plusieurs jours. Leur fabrication requiert l'assemblage des 84 pièces d'un puzzle en trois dimensions, initiées dans les nucléoles, récemment reconnus comme des condensats biomoléculaires formés selon le principe de la séparation des phases (1). Un principe biophysique qui s'apparente à la physique des fluides immiscibles, tels l'huile et l'eau.Découverts dès 1781 par le physicien et naturaliste italien Felice Fontana, les nucléoles sont réputés depuis longtemps comme de bons indicateurs de la santé de la cellule qui les abrite. En effet, lorsque leur morphologie change, que leur structure devient irrégulière, on peut en déduire qu'ils s'acquittent mal de l'assemblage des ribosomes, ce qui témoigne d'une cellule stressée (déprivation de nutriments, d'oxygène, etc.) ou malade (infection virale, cancer...). L'observation des anomalies nucléolaires, nous y reviendrons, représente donc potentiellement un biomarqueur de la santé cellulaire mais, de surcroît, est de nature à participer au criblage de certaines drogues anticancéreuses.Organisée par le professeur Denis Lafontaine, directeur de recherche F.R.S.-FNRS et responsable du Laboratoire de Biologie Moléculaire de l'ARN, à l'ULB, une conférence EMBO regroupant 225 spécialistes internationaux s'est tenue à Engelberg, en Suisse, en août 2022 sur la thématique du ribosome. La conclusion unanime de l'ensemble des participants fut qu'il convient que toute cellule eucaryote produise une quantité correcte de ribosomes. En cas de fabrication excédentaire, elle est stimulée à initier les premières étapes de la tumorigenèse. Et si la production est déficitaire, les premières étapes de ribosomopathies, affections génétiques rares dont beaucoup sont connues depuis longtemps, mais dont on ignorait l'origine précise - un problème au niveau de la biogenèse du ribosome. L'anémie de Diamond Blackfan (DBA) est l'une des ribosomopathies les plus connues et les plus étudiées, avec quelque 500 à 600 cas tant en Amérique du Nord qu'en Europe. Dans cette maladies, la moelle osseuse des patients s'avère incapable de produire suffisamment de globules rouges. "Les ribosomopathies s'enracinent dans les étapes précoces du développement embryonnaire et affectent principalement le cerveau et le processus d'hématopoïèse. D'autres tissus peuvent néanmoins être concernés, tels les os ou le pancréas", indique Denis Lafontaine.Dépendance aux ribosomesAux yeux des chercheurs étudiant le couple ribosome-nucléole, la tumorigenèse et les ribosomopathies sont les deux faces d'une même médaille. D'autant qu'il existe un paradoxe actuellement au centre de nombreuses études : à la suite d'une ou plusieurs mutations somatiques, les ribosomopathies, dont on sait qu'elles sont associées à un manque de ribosomes, se muent souvent en une maladie hyperproliférative - un cancer - où, par définition, le nombre de ribosomes est excédentaire. Les éléments explicatifs de ce phénomène convergent in fine, nous le verrons, vers la protéine antitumorale p53.Afin d'assurer leur prolifération anarchique, les cellules cancéreuses doivent synthétiser un nombre de protéines nettement plus élevé que les cellules saines. Pour répondre à cette exigence, elles deviennent le théâtre d'une production plus importante de ribosomes. Celle-ci nécessite à son tour une adaptation des nucléoles, lesquels, dans le chaos ambiant, connaissent alors un accroissement en nombre et en volume, et tendent à devenir irréguliers. Selon l'expression de Denis Lafontaine, les cellules cancéreuses sont "sous dépendance" des ribosomes, ce qui implique qu'elles ont un grand besoin de biogenèse de ces nanomachines productrices de protéines. "On ne peut pas affirmer que le ribosome est à la base des étapes initiales de la tumorigenèse dans l'ensemble des cancers mais, à tout le moins, qu'une production accrue de ribosomes y est essentielle à un moment donné", souligne le professeur Lafontaine. Durant de nombreuses années, le rôle du ribosome dans le mécanisme de tumorigenèse fut perçu comme un épiphénomène, une étape relativement tardive dans un processus engagé. Les avis ont bien changé. Et depuis quelques années déjà, des inhibiteurs de la biogenèse du ribosome font l'objet d'essais cliniques très prometteurs un peu partout dans le monde. "Très dépendantes d'une biogenèse accrue de ribosomes, les cellules malignes sont plus sensibles à ces drogues que les cellules saines. Aussi est-il possible de les éliminer tout en épargnant ces dernières pour autant que l'on emploie les inhibiteurs dans des concentrations situées juste sous le seuil d'élimination des cellules normales", rapporte le responsable du Laboratoire de Biologie Moléculaire de l'ARN.Un facteur clé : la glutamineLes premiers essais cliniques portaient sur des tumeurs hématologiques. Très probants, leurs résultats se révélèrent meilleurs que ceux recueillis lors d'essais entrepris plus récemment sur des tumeurs solides. Pourquoi ? C'est la question que se posèrent les chercheurs de l'ULB, en collaboration avec une équipe de l'Université de Tokyo. Leurs travaux furent publiés en juin 2022 dans Nature Communications (2). "Nous nous sommes demandé pourquoi les cancers solides répondent moins bien aux inhibiteurs de la biogenèse du ribosome que les cancers liquides ; en particulier, si cela pourrait être lié au microenvironnement tumoral, qui est beaucoup plus hétérogène dans une tumeur solide que liquide, laquelle, par définition, permet un brassage plus importants de nutriments", précise Denis Lafontaine.Des expériences mettant en jeu des lignées cellulaires en culture mais surtout des tumeurs dérivées du carcinome colorectal humain induites à des souris par xénogreffe ont été réalisées. Ces tumeurs furent disséquées en deux fractions, l'une centrale, l'autre périphérique, le coeur de la tumeur étant classiquement caractérisé par un phénomène d'hypoxie. Fut alors analysée, dans chacune des deux portions, la biogenèse des ribosomes. Il apparut que dans la partie centrale de la tumeur, les ARN ribosomiques n'atteignaient pas le même degré de maturité que leurs homologues de la périphérie. Les chercheurs se sont ensuite attelés à déterminer la composition du microenvironnement propre à chaque fraction tumorale. "Au sein de notre laboratoire, le docteur Christiane Zorbas a mis en évidence une faible concentration de glutamine au niveau du coeur de la tumeur et montré que l'ajout d'une certaine quantité de cet acide aminé rend les cellules cancéreuses à nouveau sensibles aux inhibiteurs de la biogenèse du ribosome", explique le professeur Lafontaine. Autrement dit, l'hétérogénéité de la composition des tumeurs solides influerait sur la fabrication des ribosomes, conférant aux cellules du centre de la tumeur une résistance aux inhibiteurs proposés, sauf si l'on restaure une quantité normale de glutamine dans leur microenvironnement. (figure 1)En outre, l'équipe belgo-japonaise a montré que si l'on éradique complètement la glutamine dans des cellules cancéreuses en culture, elles deviennent totalement résistantes aux inhibiteurs de la biogenèse du ribosome. Les chercheurs ont également pu définir de façon précise à quelle concentration minimale l'ajout de glutamine permet de restaurer la sensibilité de ces cellules aux inhibiteurs. "Aucune étude clinique n'a encore été engagée mais, en principe, un traitement à base de glutamine ne nécessiterait pas d'autorisation particulière auprès des autorités de santé dans la mesure où cet acide aminé est présent dans notre alimentation et réputé non toxique", commente Denis Lafontaine.Séquestration de la protéine HDM2Quel est le "mécanisme" qui rend indispensable la présence de glutamine dans l'environnement tumoral pour que les inhibiteurs de la biogenèse du ribosome puissent éliminer les cellules cancéreuses ?Le rôle de la glutamine est de contrôler la "surveillance nucléolaire", boucle de régulation antitumorale qui est dépendante de la protéine p53 et remplit un rôle capital dans les maladies du ribosome, c'est-à-dire tant dans les ribosomopathies que dans la tumorigenèse. Dans un article publié en 2016 dans Nature Communications (3), le Laboratoire de Biologie Moléculaire de l'ARN avait mis en lumière que deux protéines ribosomiques, uL5 et uL18, assurent l'intégrité des nucléoles et, par ailleurs, jouent un rôle clé dans la régulation de p53. Ces deux protéines entrent dans la constitution des ribosomes avec 78 autres protéines et les 4 ARN ribosomiques. Elles composent avec l'un d'eux, l'ARNr 5S, un trimère censé s'intégrer dans le ribosome en cours de fabrication pour y donner naissance à une structure particulière, la protubérance centrale. Dans une cellule non stressée et en bonne santé, la protéine HDM2, une ligase E3, ajoute parallèlement une ubiquitine à p53, indiquant ainsi à la cellule que la protéine suppressive de tumeur doit être dégradée dans le protéasome, sous peine de voir la cellule saine se faire éliminer. (figure 2)Dans le cas des ribosomopathies, des composants du ribosome s'accumulent librement dans la cellule, à l'extérieur de la nanomachine en cours de fabrication. "C'est notamment le cas du trimère formé des protéines uL5 et uL18 et de l'ARNr 5S, qui va alors capturer et séquestrer HDM2, explique Denis Lafontaine. Dès lors, p53 s'accumulera dans la cellule et activera la transcription de différents gènes codant pour des protéines qui induiront l'apoptose et la mort cellulaire." Et d'ajouter que le principe d'utilisation des inhibiteurs de la biogenèse du ribosome dans les traitements anticancéreux relève précisément de l'activation de cette de surveillance nucléolaire par des drogues, processus auquel la glutamine est indispensable comme l'a découvert l'équipe de chercheurs belgo-japonaise. "L'inhibition de la biogenèse du ribosome conduit à l'accumulation libre du trimère uL5-uL18-5S et, partant, à la capture de HDM2, à la surabondance de p53 dans la cellule tumorale et à la mort de celle-ci", indique-t-il encore.Le iNo ScoringLes inhibiteurs faisant l'objet d'essais cliniques avancés sont CX-5461, BHM-21 et PMR-16. En 2018, un consortium international de chercheurs conduit par Denis Lafontaine avait mis en évidence les vertus de l'haemanthamine, un alcaloïde naturel issu du bulbe de la jonquille (Amarylidaceae Narcissus) - publication dans Structure (4). Cette molécule possède un triple effet : inhibition de la fonction du ribosome, inhibition de sa biogenèse et activation de la surveillance nucléolaire avec stabilisation de p53. Pour l'heure, elle n'a pas encore bénéficié d'essais cliniques."Nous poursuivons nos travaux sur l'identification de nouveaux inhibiteurs de la biogenèse du ribosome, avec un intérêt particulier pour les molécules naturelles extraites de plantes", dit le professeur Lafontaine. En 2016, les biologistes de l'ULB ont élaboré un "indice de perturbation nucléolaire" (2). Baptisé iNo scoring, cet algorithme de morphométrie quantitative permet de déterminer sans équivoque, à partir d'images obtenues en microscopie et via un score numérique (le iNo score), le caractère normal ou anormal d'un nucléole et de préciser le degré de son éventuelle anormalité. Outre l'intérêt que cet outil, une fois adapté à la clinique, pourrait revêtir dans les sphères du diagnostic et du pronostic du cancer, Denis Lafontaine et son équipe l'utiliseront prochainement pour cribler des milliers de molécules susceptibles de constituer de nouveaux inhibiteurs de la biogenèse du ribosome.(1) Lafontaine, D.L.J. et al. Nature Reviews in Molecular and Cellular Biology 2020, 22, 165-182, doi:10.1038/s41580-020-0272-6.(2) Pan, M., Zorbas, C. et al. Nature Communications 2022, 13 (1), 3706. https://doi.org/10.1038/s41467-022-31418-w.(3) Nicolas, E. et al. Nature Communications 2016, 7, 11390. https://doi.org/10.1038/ncomms11390.https://doi.org/10.1038/ncomms1139(4) Pellegrino, S. et al. Structure 2018, 26 (3), 416-425.e4. https://doi.org/10.1016/j.str.2018.01.009.