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Au moment où un cancer est diagnostiqué, des lésions métastatiques décelables sont déjà présentes chez 30% des patients. Et, parmi les autres (70%), la moitié présente des micrométastases cliniquement occultes qui se manifesteront plus tard. Dans ces conditions, un des défis majeurs de la cancérologie consiste à identifier les mécanismes conférant à certaines cellules tumorales la capacité de quitter le "foyer" d'origine et de s'implanter dans d'autres tissus et organes pour y former une nouvelle colonie.A vrai dire, il s'agit d'un parcours truffé d'embûches, puisque seulement 0,01% des cellules cancéreuses qui essaiment ainsi arrivent à bon port. Une fois dans le tissu hôte, la cellule maligne peut en outre connaître deux destinées : soit proliférer d'emblée et générer une lésion métastatique, soit demeurer au repos, quiescente, quitte à "se réveiller" des mois ou des années après.Dans un article publié en 2018 dans le magazine Nature(1) et dont la première auteure était Ievgenia Pastushenkpo, les chercheurs du Laboratoire des cellules souches et du cancer, dirigé à l'ULB par le professeur Cédric Blanpain, ont pu décrire, chez la souris, les différents états de transition des cellules malignes au cours de la progression d'un cancer, mais également les sous-populations de cellules tumorales responsables de la formation de métastases, et ce dans un cancer de la peau (le carcinome épidermoïde) et dans deux types de cancer du sein, tous trois présentant ce qu'il est convenu d'appeler une transition épithélio-mésenchymateuse (EMT). Lors de ce phénomène, la cellule cancéreuse perd ses caractéristiques épithéliales de jonction avec ses voisines et acquiert des caractéristiques mésenchymateuses de migration leur permettant de quitter la tumeur primaire et d'aller coloniser des tissus distants. C'est du moins ce que soutenait la théorie dominante. Toutefois, des travaux récents ont contesté l'importance de l'EMT dans la cascade métastatique. Remise en question qui incita l'équipe de Cédric Blanpain à entreprendre une nouvelle étude, publiée dans Cell Reports(2) en novembre 2019 et dont la conclusion est sans appel : la transition épithélio-mésenchymateuse est bel et bien impliquée dans la formation de métastases.Signature moléculaireMais ne brûlons pas les étapes. Revenons à la publication de 2018 dans Nature. Entreprises en collaboration avec les groupes de Thierry Voet (KULeuven) et d'Isabelle Salmon (hôpital Érasme/ULB), les recherches du Laboratoire des cellules souches et du cancer étaient centrées sur la question suivante : la transition épithélio-mésenchymateuse est-elle un phénomène binaire au cours duquel des cellules cancéreuses de nature épithéliale changent de statut et deviennent mésenchymateuses comme dans un phénomène on-off ou, au contraire, existe-t-il des étapes intermédiaires faisant éclore l'idée d'un continuum ? C'est la seconde hypothèse qui se révéla la bonne."On imaginait l'existence de cellules présentant différents degrés d'EMT avec, à chaque fois, un potentiel métastatique différent lui aussi, mais la question n'avait jamais été tranchée ni même explorée", indique Cédric Blanpain. Les chercheurs de l'ULB, dont en particulier Ievgenia Pastushenkpo, ont screené des centaines d'anticorps monoclonaux reconnaissant des molécules de surface. La mise en évidence de plusieurs "signatures moléculaires" à la surface des cellules malignes a conduit les biologistes à réaliser le séquençage de cellules uniques, afin d'analyser les gènes exprimés par chacune des cellules cancéreuses et ainsi d'identifier une signature moléculaire pour chacune des populations de cellules cancéreuses.De la sorte, Cédric Blanpain et son équipe ont pu mettre en évidence sept sous-populations cellulaires situées à des stades plus ou moins avancés du processus d'EMT. À un extrême, des cellules rigoureusement épithéliales ; à un autre, des cellules résolument mésenchymateuses ; entre ces deux pôles, des cellules avec des profils intermédiaires, hybrides, où l'on observe, à des degrés caractéristiques de chacune des cinq sous-populations identifiées, la coexpression de marqueurs épithéliaux et de marqueurs mésenchymateux.Présentant un stade de transition épithélio-mésenchymateuse différent, les sept sous-populations de cellules tumorales expriment chacune des gènes particuliers et, élément essentiel, ne sont pas équivalentes sur le plan fonctionnel. Chaque sous-population a un rôle bien défini à remplir. Ainsi, les unes concentrent leur action au niveau de la tumeur primaire, dont elles vont favoriser le développement ; d'autres, en revanche, ont tendance à essaimer et, partant, à participer à la cascade métastatique.Précisément, quelles sont celles qui vont aller coloniser des foyers secondaires ? Les chercheurs pensaient a priori que ce rôle était dévolu aux cellules qui avaient subi une transition complète. Or, il n'en est rien. Non, ce rôle est rempli par des cellules tumorales offrant un phénotype épipthélio-mésenchymateux intermédiaire. Mais pas n'importe lequel. "Il est apparu que les cellules les plus métastatiques étaient celles qui se trouvaient à des stades précoces de l'EMT", explique Cédric Blanpain. Et d'ajouter : "Peut-être la raison en est-elle qu'il leur est plus facile de revenir ensuite à un état épithélial." En effet, comme nous allons le voir, il ressort de l'étude publiée en novembre 2019 dans Cell Reports que la formation d'une métastase nécessite que les cellules tumorales qui aboutissent dans le foyer secondaire retrouvent un statut de cellule épithéliale et réalisent donc une transition inverse, c'est-à-dire mésenchymato-épithéliale (MTE).Spécialisation fonctionnelleIevgenia Pastushenkpo, la première auteure de l'article publié dans Nature en 2018, rappelait qu'on a longtemps cru que les tumeurs étaient constituées d'un seul type cellulaire. Au gré de l'avancement des connaissances, il s'est avéré que la réalité était plus complexe et que des sous-populations de cellules malignes devaient remplir des rôles spécifiques. Les chercheurs du Laboratoire des cellules souches et du cancer ont sorti de l'ombre certains mécanismes présidant à cette spécialisation et mis en lumière comment celle-ci influait sur la manière dont les différents types cellulaires, regroupés en "niches", agissaient.Les résultats ainsi engrangés recèlent des implications majeures quant à la compréhension de la manière dont une tumeur progresse et engendre d'éventuelles métastases. En outre, les recherches ont révélé que, parmi les sept sous-catégories de cellules identifiées, certaines manifestent une résistance beaucoup plus affirmée que d'autres à la chimiothérapie.La découverte des fonctions dont s'acquittent les sous-populations de cellules tumorales ouvre la porte à de nouvelles approches diagnostiques, pronostiques et thérapeutiques. "Nous avons notamment identifié une molécule exprimée par la sous-population cellulaire responsable de la formation de métastases. Or, il existe déjà un médicament qui bloque cette molécule. Nous l'avons testé dans notre laboratoire et constaté de façon encourageante qu'il faisait obstacle à la formation de nouvelles métastases", rapportait Cédric Blanpain en 2018.Dans un article publié en 2017 dans Cell Stem Cell(3) et dont la première auteure était Mathilde Latil, le Laboratoire des cellules souches et du cancer avait montré chez la souris que selon leur origine, certains cancers de la peau présentaient une transition épithélio-mésenchymateuse et d'autres pas. Deux ans plus tard, les chercheurs ont tranché une question qui restait controversée : oui ou non, les souris chez qui on observe une EMT font-elles plus de métastases que les autres ? La réponse qu'ils proposèrent dans Cell Reports est sans conteste positive. "Nous avons utilisé deux modèles distincts de carcinomes épidermoïdes de la peau, l'un avec une EMT spontanée durant la tumorigenèse, l'autre pas, explique Cédric Blanpain. Dans le premier, des métastases se développèrent chez 50% des souris, contre 10% dans le second, et encore, chez ces 10%, une EMT à un faible degré fut détectée."Changement de costumeCe n'est pas tout. L'équipe de l'ULB a également pu mettre en évidence que la majorité des métastases renfermaient peu de signes d'EMT. Autrement dit, une fois sur le site métastatique, les cellules ayant subi une EMT empruntent le chemin inverse, celui d'une transition mésenchymo-épithéliale (MET). Transparaît donc l'importance des états transitoires des cellules tumorales et de leur plasticité au cours de la cascade métastatique. Le double "changement de costume" des cellules tumorales métastatiques incite également à la prudence, car il se pourrait qu'un traitement anti-EMT réduise drastiquement le nombre de cellules malignes capables de s'échapper de la tumeur primaire, certes, mais accroisse parallèlement les risques de favoriser la croissance de métastases initiées à partir de cellules qui auraient déjà réussi à essaimer avant le traitement ou seraient "passées entre les mailles du filet" médicamenteux.Il est établi que l'activation de certains gènes (ZEB1, SNAIL, TWIST1...) promeut l'EMT, mais on ignore comment est enclenchée la transition inverse. Des recherches sont activement menées pour préciser les facteurs qui stimulent l'EMT dans les tumeurs primaires et la MET dans les foyers métastatiques. "On sait entre autres que dans l'EMT, une partie des gènes qui y contribuent sont activés par le microenvironnement tumoral, notamment l'inflammation, commente le professeur Blanpain. Ainsi, certaines protéines telles que le TGF-bêta favorisent cette transition. Dans le même ordre d'idées, l'hypoxie et le manque de nutriments pourraient également la favoriser."Un marqueur universelLors d'une transition épithélio-mésenchymateuse, le marqueur EpCAM est perdu à la surface des cellules cancéreuses. Or, la détection des cellules tumorales circulantes (CTCs) à des fins de diagnostic et de pronostic est principalement basée à l'heure actuelle sur l'expression de cette protéine. Cellules cancéreuses "en transit" dans les vaisseaux sanguins ou lymphatiques, les CTCs sont considérées comme les précurseurs des métastases. Aussi, en clinique, évaluer leur nombre est censé permettre de prédire le risque de métastases ainsi que la réponse aux traitements anticancéreux dispensés. Mais EpCAM, qui est de nature épithéliale, est-il vraiment un marqueur optimal ? Dans l'étude menée par le groupe de Cédric Blanpain, la détection des CTCs se fonde sur l'expression d'une protéine rendue fluorescente, en non sur des marqueurs connus - en particulier EpCAM. Il ressort de cette "traque" que, dans tous les cas, les CTCs sont associées aux métastases (pulmonaires et des ganglions lymphatiques) observées par les chercheurs, alors que 80% de ces cellules sont EpCAM-négatives car elles ont été engagées dans une EMT."Manifestement, EpCAM n'est pas un bon marqueur des cellules tumorales circulantes", insiste Cédric Blanpain. Et Tatiana Revenco, première auteur de l'article paru en novembre 2019 dans Cell Reports d'ajouter : "De nouvelles méthodes utilisant des marqueurs qui reconnaissent les cellules tumorales circulantes présentant une EMT sont nécessaires pour surveiller la présence de telles cellules chez les patients cancéreux." Le Laboratoire des cellules souches et du cancer aurait d'ailleurs mis le doigt sur un marqueur universel des CTCs, mais reste discret sur la question dans l'attente de la publication de ses résultats.À ce stade, une question s'impose : si la transition épithélio-mésenchymateuse semble nécessaire à l'initiation de la cascade métastatique dans les cancers épidermoïdes de la peau, l'est-elle dans tous les types de cancers ? "Que dire à l'heure actuelle si ce n'est qu'on pense que certains cancers du sein (basal-like ou triples négatifs) ont besoin d'une EMT pour donner lieu à des métastases ? indique le professeur Blanpain. En outre, il a été montré dans le cancer du pancréas que si on la bloque, le nombre de métastases diminue sensiblement. Il y a donc certains cancers très invasifs qui présentent de la transition épithélio-mésenchymateuse associée à l'apparition de métastases. Mais il est possible que d'autres tumeurs, comme le cancer colorectal et des cancers du sein luminaux, par exemple, n'aient pas besoin d'EMT pour métastaser. Pourquoi ? La question reste ouverte."(1) Pastushenkpo I. et al. Identification of the tumour transition states occurring during EMT. Nature 2018, Apr;556(7702):463-468. doi: 10.1038/s41586-018-0040-3. Epub 2018 Apr 18.(2) Revenco T. et al. Context dependency of epithelial to mesenchymal transition for metastasis. Cell Reports 2019, Nov 5;29(6):1458-1468e3. doi: 10.1016/j.celrep.2019.09.081(3) Latil M. et al. Cell-Type-Specific Chromatin States Differentially Prime Squamous Cell Carcinoma Tumor-Initiating Cells for Epithelial to Mesenchymal Transition. Cell Stem Cell 2017, Feb 2;20(2):191-204.e5. doi: 10.1016/j.stem.2016.10.018. Epub 2016 Nov 23.