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Comme le rappelle la Pr Sophie Lucas (présidente de l'Institut de Duve - UCLouvain), la découverte de certains mécanismes immunosuppresseurs jouant un rôle fondamental dans l'inhibition des réponses immunitaires antitumorales a permis de réaliser un pas de géant dans l'immunothérapie du cancer. Parmi les mécanismes immunosuppresseurs, certains sont des régulateurs du système immunitaire intégrés à la biologie même des lymphocytes T. C'est notamment le cas des récepteurs CTLA-4- et PD-1 dont la fonction est d'éviter un emballement des réactions immunitaires faisant le lit de maladies auto-immunes. Dans le cancer cependant, les choses se passent moins bien: le " frein " est actionné de façon excessive, de sorte que les lymphocytes T sont massivement inactivés bien que les cellules tumorales n'aient pas été détruites. Un autre mécanisme immunosuppresseur s'appuie sur deux enzymes: l'indoléamine 2,3-dioxygénase (IDO1) et la tryptophane 2,3-dioxygénase (TDO2). Produites tantôt par les cellules tumorales elles-mêmes, tantôt par des cellules myéloïdes présentatrices d'antigènes, elles dégradent le tryptophane et, partant, en diminuent la concentration dans le microenvironnement tumoral. Or, un taux de tryptophane trop faible enraie la prolifération des lymphocytes T. Comme on le sait, des inhibiteurs ont été développés. Ceux de CTLA-4 et de PD-1 font preuve d'efficacité. Par exemple, les anticorps monoclonaux anti-PD-1 offrent jusqu'à 50% de guérisons dans le mélanome métastatique et la combinaison d'anti-CTLA-4 et d'anti-PD-1, des taux de réponse de l'ordre de 60 à 70% mais au prix de toxicités auto-immunitaires beaucoup plus sévères encore que dans les monothérapies. " Aujourd'hui, on a appris à mieux contrôler ces effets secondaires ", indique Sophie Lucas. " Le plus étonnant et le plus intéressant est que même lorsqu'on doit arrêter les traitements, les effets antitumoraux subsistent. Grâce à la mémoire immunitaire des lymphocytes T CD8+ qui ont été réactivés, les réponses antitumorales se révèlent parfois extrêmement durables. " La chercheuse et son équipe explorent depuis 2004 un mécanisme immunosuppresseur se fondant sur des cellules du système immunitaire spécialisées dans l'immunosuppression: les lymphocytes T régulateurs (Tregs), sous-type de lymphocytes T CD4+. La plupart des lymphocytes T CD4+ sont des effecteurs de l'immunité. Ils produisent de l'interféron gamma et d'autres types de cytokines, participant ainsi à la lutte contre des agents pathogènes. Les Tregs, qui représentent 5 à 10% de la population totale des lymphocytes T CD4+, jouent une autre partition: ils exercent une fonction de maintien de la tolérance immunitaire en bloquant l'activité tant des lymphocytes T CD4+ effecteurs que des lymphocytes T CD8+ effecteurs. Opportune la plupart du temps, cette action immunosuppressive qui vise à faire obstacle à l'éclosion de maladies auto-immunes se révèle délétère dans le cadre du cancer. Elle entrave l'activité que les lymphocytes T devraient pouvoir déployer, naturellement ou par le biais d'une immunothérapie, pour combattre la maladie.Quel est le mode d'action des Tregs? En 2009, l'équipe dirigée par Sophie Lucas fournit un premier élément de réponse à cette question (1). Les chercheurs de l'Institut de Duve découvrirent en effet qu'à la suite d'une stimulation du récepteur T en réponse à une stimulation antigénique, les Tregs humains produisent la forme active du Transforming Growth Factor ß1 (TGF-ß1), cytokine puissamment immunosuppressive. " Notre groupe a pu identifier une protéine transmembranaire, GARP, qui permet aux Tregs de présenter le TGF-ß1 inactif à leur surface, mais également d'en produire la forme active ", rapporte Sophie Lucas (2). Toutefois, il fut établi que l'action de GARP n'était pas suffisante pour assurer le largage de la cytokine active dans le microenvironnement tumoral où elle agit selon un mode paracrine. En 2017, dans un article de la revue PNAS l'équipe bruxelloise dévoila le chaînon manquant: l'intervention d'une intégrine baptisée αVß8 (3).En 2013, le même groupe avait élaboré par ailleurs un anticorps monoclonal de souris dirigé contre des complexes GARP: TGF-ß1 et capable de bloquer la production de TGF-ß1 actif par les Tregs humains (4). En collaboration avec la firme de biotechnologie argenx, ils ont développé un second anticorps monoclonal très similaire (un anticorps bloquant anti-GARP: TGF-ß1) mais qui, contrairement au premier, était potentiellement utilisable en clinique humaine grâce à un processus d'humanisation des anticorps bien maîtrisé par argenx. En 2018, les équipes de Sophie Lucas et de Savvas Savvides, professeur à l'Université de Gand, réussirent à mettre en évidence, par cristallographie aux rayons X, la structure tridimensionnelle du complexe protéique constitué de GARP, du TGF-ß1 latent et de l'anticorps bloquant développé en 2013. " L'anticorps adhère au complexe formé par GARP et le TGF-ß1 latent. Il forme une glu qui maintient l'échafaudage, de telle sorte que lorsque d'autres molécules comme l'intégrine αVß8 tirent sur l'échafaudage, la partie active du TGF-ß1 n'est pas libérée, ce qui l'empêche de transmettre son message immunosuppresseur (5) ". Aujourd'hui, une nouvelle étape a été franchie, qui a débouché sur l'initiation d'un essai clinique de phase I entrepris par la société AbbVie, à laquelle argenx a cédé en août 2018 la licence de l'anticorps anti-GARP: TGF-ß1 susmentionné. Cet essai multicentrique international, auquel participeront les Cliniques universitaires Saint-Luc, porte sur l'administration conjointe d'un anti-PD-1 et de l'anti-GARP: TGF-ß1 d'argenx. L'étude sera focalisée sur cinq types de tumeurs: hépatocarcinome, cancers du sein triple négatif, urothélial, du pancréas, tête et cou. Cet essai clinique se fonde sur les résultats expérimentaux obtenus récemment par les chercheurs de l'Institut de Duve, publiés en septembre 2020 dans Nature Communications (6). Avant d'envisager de tester l'anti-GARP: TGF-ß1 chez l'homme, encore fallait-il valider la démarche chez l'animal immunocompétent porteur d'une tumeur. Des tumeurs ont été induites par injection sous-cutanée de lignées de cellules tumorales syngéniques dans des souris " ordinaires " (non immunodéficientes). " L'anticorps monoclonal que nous avions développé avec argenx est inutilisable chez la souris: il ne peut se lier qu'aux complexes GARP: TGF-ß1 humains ", souligne Sophie Lucas. " Nous avons donc dû concevoir d'autres anticorps capables, cette fois, de reconnaître les complexes GARP: TGF-ß1 murins. " Injectés en monothérapie aux souris porteuses de tumeurs, ces nouveaux anticorps ciblent les Tregs, mais sont incapables d'augmenter l'efficacité des réponses immunitaires antitumorales. En revanche, les chercheurs ont pu montrer que la combinaison des anti-GARP: TGF-ß1 avec des anti-PD-1 aboutissait au rejet des tumeurs dans deux fois plus de souris que lorsque les anti-PD1 sont administrés seuls. Ces résultats furent observés dans plusieurs modèles de tumeurs primaires chez la souris, plus précisément des modèles de carcinomes du côlon. Il semble que les anti-GARP: TGF-ß1, utilisés seuls ou en combinaison avec des anti-PD-1, agissent sur les Tregs sans provoquer leur mort, mais en bloquant temporairement leurs fonctions. Ce qui alimente l'espoir que l'association entre inhibiteurs de PD-1 et inhibiteurs de GARP: TGF-ß1 recèle moins de toxicité que les autres anticorps monoclonaux utilisés en immunothérapie du cancer, dont on pense que certains, tel l' ipilimumab (anti-CTLA-4), provoquent la mort des Tregs. " Nous avons en effet testé différents anticorps anti-GARP: TGF-ß1 murins: certains sont capables de tuer les cellules auxquelles ils se lient et d'autres non. L'efficacité des seconds étaient équivalente à celle des premiers, confirmant que nous ne devons pas éliminer les Tregs mais que nous pouvons nous contenter de bloquer temporairement leurs fonctions. " En faisant appel à des souris knock-out caractérisées par l'absence de la protéine transmembranaire GARP au niveau des Tregs, le groupe de Sophie Lucas a constaté que les anticorps anti-GARP: TGF-ß1 perdaient toute efficacité. " Ce constat nous a permis d'être certains que la cible des anticorps est bien les Tregs, du moins chez la souris. Ainsi, la boucle était bouclée ", commente la chercheuse. Comme tous les cancers ne sont pas infiltrés par des Tregs, il serait préférable de centrer les essais cliniques sur les patients chez qui cette infiltration a pu être établie. D'où l'intérêt d'identifier des biomarqueurs. Des études menées sur des échantillons de mélanome humains par l'équipe de Sophie Lucas montrent la présence de Tregs dans un tiers des échantillons. Ceux-ci correspondent à des biopsies de mélanomes métastatiques déjà fortement infiltrés par d'autres types de lymphocytes T. Autrement dit, quand une réponse T antitumorale a été initiée, elle est sans doute très généralement secondairement réprimée par les Tregs. " L'utilisation de nos anticorps anti-GARP: TGF-ß1 ne s'adresse donc pas aux tumeurs froides, mais aux tumeurs chaudes, dans lesquelles, en raison d'une importante charge mutationnelle, de nombreux antigènes potentiels peuvent être reconnus par des lymphocytes T CD8+ qui infiltrent déjà la tumeur mais sont bloqués par les Tregs ", estime Sophie Lucas. Chez la souris, le traitement par anti-GARP: TGF-ß1 et anti-PD-1 n'a pas suscité d'emballement immunitaire incompatible avec l'utilisation de molécules similaires en médecine humaine. " Mais ce n'est pas une garantie d'absence de toxicité sévère chez l'homme ", insiste la chercheuse. L'essai de phase I conduit par la société AbbVie nous en dira plus. Aux yeux de la Pr Lucas, l'espoir, à terme, est de combiner les inhibiteurs anti-GARP: TGF-ß1 et anti-PD-1 avec des vaccinations thérapeutiques.