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Quel est le point commun entre Freud, Churchill et Chaplin? Ces hommes ont souffert d'un mal de vivre, or cela ne les a pas empêchés de devenir célèbres. "Et si le mal de vivre faisait partie de la vie et était source de création? En tant que soignant, notre premier réflexe, c'est essayer d'en débarrasser les gens et pourtant, s'il n'y avait pas de mal de vivre, est-ce qu'on aurait envie que les choses changent?" Cette réflexion a guidé l'exposé donné le 16 octobre dernier par Philippe Corten, psychiatre, ancien responsable de l'hôpital de jour Paul Sivadon du CHU Brugmann et professeur émérite en Psychopathologie du travail à l'École de santé publique de l'ULB. Cette conférence intitulée "À chacun son Black Dog" fait référence au nom que l'écrivain britannique Samuel Johnson avait donné à sa dépression. L'OMS propose d'ailleurs un film, "I had a black dog, his name was depression" ("J'avais un chien noir, son nom était 'dépression'"), réalisé en 2012 par l'écrivain et illustrateur Matthew Johnstone, pour sensibiliser les gens à cette problématique [1]. Il y explique ce qu'est la dépression, la déstigmatise et donne des clés pour en sortir: "La chose la plus importante dont il faut vous souvenir, c'est que peu importe à quel point vous êtes mal, si vous faites les choses qu'il faut et que vous parlez aux bonnes personnes, les jours du chien noir peuvent - et vont - s'en aller. (...) Si vous êtes en difficulté, n'ayez jamais peur de demander de l'aide."Philippe Corten poursuit en remerciant spécialement des personnages qui nous ont touchés, émus, transportés malgré leur "black dog": des acteurs comme Audrey Hepburn, James Dean, Robin Williams, des peintres comme Michel-Ange, Jackson Pollock, des écrivains comme Ernest Hemingway, Virginia Woolf, des sportifs comme David Beckham, Marie-José Perec, des politiques comme Napoléon Bonaparte, Théodore Roosevelt, des scientifiques comme Charles Darwin, des philosophes comme Friedrich Nietzsche... "On n'a pas encore trouvé la réponse à la question de savoir si le burn-out serait une forme de dépression. Il répond aux antidépresseurs mais de façon plus lente et moins efficace. Or, selon l'EBM, l'effet des antidépresseurs sur la dépression légère à modérée est faible à médiocre (sans psychothérapie) et ces patients n'ont pas du tout le look d'un dépressif (dépression souriante? ). Certains sont terriblement attachés au fait que le burn-out est uniquement professionnel et d'autres parlent de burn-out existentiel", constate le psychiatre. "Ceci dit, le burn-out n'arrive pas chez n'importe qui, généralement ces personnes ont des difficultés à lâcher prise, privilégient les scénarios catastrophes dans leurs anticipations et ont un manque de confiance en elles par rapport à leur idéal (assez élevé)." En plus, les personnes en proie au burn-out développent à l'excès des stratégies d'adaptation au départ efficaces mais qui leur jouent des tours. "Elles ont appris à s'endurcir émotionnellement, au point de ne plus ressentir de vrai plaisir (tout en gardant de l'intérêt pour le plaisir). Elles ne se laissent plus envahir par les autres, au prix d'une perte d'empathie, et ont appris à ajuster leurs idéaux à la réalité, au point de ne plus rêver du tout."D'abord, l'aspect chronique du mal de vivre. "On pourrait dire qu'il n'y a pas de maladies mentales qui ne soient pas chroniques car elles ont rapport à notre être au monde. Il ne suffit pas d'attendre que ça passe pour guérir. Cela nous demande de changer radicalement notre style de vie.""Pour nous, cliniciens", poursuit le Pr Corten, "la question est de savoir si notre conception de la prise en charge se limite à faire disparaître les symptômes et si nous faisons l'impasse sur la question d'épauler notre patient dans ses changements de choix de vie et de style de vie."Autre question: "Qu'est-ce qui fait que certains seront stigmatisés ou plongent vers une vie d'handicapé et de victime? Que faisons-nous pour éviter de se vivre comme un handicapé à vie? Est-ce que nous utilisons des paroles qui n'aident généralement pas, du genre 'ça va passer', 'change toi les idées'? Ou, en bon tuteur de résilience, faisons-nous renaître le Berlioz, le Newton, le Gauguin endormi chez nos patients?"Fallait-il sevrer Churchill ou Freud alors qu'ils ont décrit leurs assuétudes comme des béquilles utiles, voire des moteurs qui ont boosté leur pensée? , s'interroge le Pr Corten. "On peut avoir deux positions: hygiéniste ou de promotion de la santé. Dans la position hygiéniste, on met une série d'interdits: 'le sexe tue, 'les OGM tuent', 'le diabète tue', 'l'alcool tue', 'la vitesse tue'... Bref, vivre tue. Dans la position promotion de la santé, le point de départ de la prise en charge, c'est d'activer le circuit de la récompense. Ensuite, c'est d'accepter la prise de risque, tout le problème étant jusqu'où? Le troisième élément, c'est que tous les protagonistes sont des spécialistes et qu'on a un respect mutuel des points de vue. Moi, en tant que médecin, je suis un spécialiste, mais le patient est aussi un spécialiste de ce qu'il aime ou pas, de ce qu'il est capable de faire..."Quant aux traits de personnalité (égocentrique, capricieux, excentrique, coléreux...), ce sont des freins à la guérison, estime-t-il. "Est-il vraiment utile de vouloir mettre des noms sur ces dimensions de la personnalité?À force de ne voir que les traits négatifs, nous ne voyons en face de nous qu'un malade et non un partenaire. Connaissez-vous les passions, les hobbies de vos patients? J'ai appris à le leur demander dès le premier entretien... J'ai alors devant moi un patient qui a un mal de vivre mais aussi des passions."La prise en charge doit-elle viser à supprimer les symptômes ou à travailler la qualité de la vie? Le Pr Corten a terminé son exposé par ce dernier aspect, qui était d'ailleurs au coeur de son travail de doctorat. "J'ai interrogé 10.000 personnes (saines et malades mentaux) et il est apparu qu'il y avait trois dimensions principales qui faisaient que les gens disaient que leur vie était de qualité, ce que j'ai résumé en une phrase: 'la vie est de qualité quand la vie fait sens'."Ici, le mot "sens" doit s'entendre dans ses trois dimensions: plaisir, valeur et direction. "Les sens comme lieu de plaisir, les affects, la sensorialité, la motricité, etc. Ensuite, le sens en termes d'importance, de valeurs, spiritualité, cognitions. La troisième dimension, c'est le sens en tant que direction, projet de vie, du passé (personnalité, histoire) vers le futur (aspirations, attentes). Si les trois sont réunies, alors la vie est de qualité."