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Janvier 1945. Au coeur de la Prusse orientale, le Georgenhof un domaine nobiliaire en déliquescence, déplumé de ses terres et bois, vit derrière une barrière de vieux chênes, tel un îlot de tranquillité factice au milieu des derniers soubresauts du Reich, et de l'arrivée annoncée des Russes. Y vivent Katharina von Globig, beauté sombre et recluse dans ses appartements, son fils Peter, la tantine Hélène, maîtresse de ce "palais" délaissé par sa reine, un polonais du nom de Wladimir, et deux Ukrainiennes que le mari, officier d'intendance parti en Italie, avait ramené de la campagne de Russie. Cette demeure vacillante qui pourtant reçoit régulièrement la visite d'un professeur ou du maire de la ville de Mitkau toute proche venus s'approvisionner en victuailles et se mirer dans le regard de la distante et mutique châtelaine qui perdit une petite fille deux ans plutôt, va, au fil des jours, voir défiler, d'abord au compte-gouttes, ensuite à gros bouillons, une cohorte bigarrée de réfugiés: un économiste, une violoniste, un peintre, un baron et son épouse, et même un Juif.... Tout ceci alors que la route s'encombre de plus en plus, et que cette petite société n'en finit pas de se décider elle aussi à fuir... Walter Kempowski, il avait 16 ans en 45, sait de quoi il parle: lui qui fut condamner par les Russes à huit ans de prison (à Bautzen). Son roman choral, du genre de celle qui chantait Plus près de toi mon Dieu sur le Titanic, a la force imagée (malgré quelques petites erreurs de traduction: un regard fugitif plutôt que furtif) d'un Ernst Jünger. Sans ambages, il décrit la lâcheté, et parfois le courage, d'une humanité veule et couarde lorsqu'il s'agit en dernier ressort de sauver sa petite peau. Schluss? (épilogue en allemand), récit crépusculaire fascinant (et pas fascisant) évoque aussi une version allemande de Vie et destin de Vassili Grossman, mais sans mettre en scène les protagonistes importants de la guerre: uniquement des sous-fifres et des gens du peuple. Autre point commun avec ce chef-d'oeuvre, la paranoïa qui sévit chez les habitants d'un état totalitaire, même en lambeaux, où le déni va de pair avec la dénonciation: les Rouges arrivent, le noir persiste encore...