Prêt pour la bataille

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7h03 -Je suis réveillé par un avertissement de message sur mon GSM, alors que mon réveil devait sonner à 7h05. Le message : " Bonjour, j'ai des glaires, je tousse, j'ai pris ma température hier soir et je n'avais pas de fièvre. J'ai un problème respiratoire (de l'asthme) et je m'inquiète. Il est probable que cela n'ait rien à voir avec le coronavirus, que fait-on docteur?"Je me dis : c'est parti ! Le temps de me préparer, j'ai d'autres avertissements de messages. Je les écouterai après le petit-déjeuner.En me réveillant, j'avais l'impression d'avoir gagné une bataille : enfin le gouvernement a pris des mesures drastiques. Mais, j'ai le sentiment de retourner sur le champ de bataille.8h15 - J'ouvre mon cabinet. J'ai déjà répondu à cinq appels. Tous ont des symptômes viraux légers (toux sèche, mal de gorge, fièvre), bien maîtrisés heureusement par les antipyrétiques. Ils veulent des instructions concernant la conduite à avoir et leur éventuel certificat d'arrêt de travail.Ma consultation est pleine jusqu'à midi. Une patiente m'appelle pour annuler son rendez-vous : sa petite-fille a de la fièvre et avec ce qu'il se passe en ce moment, dit-elle, elle préfère l'amener directement à l'hôpital. J'essaye de la dissuader. Ce n'est pas le moment d'aller à l'hôpital, puisque l'enfant se porte bien. Je lui dis de rester à la maison et de me tenir au courant. De plus, elle travaille à la Commission européenne et pourra télétravailler pendant 14 jours.J'ai 27 messages sur mon répondeur. Je n'ai pas eu le temps de les écouter, et je n'ai toujours pas le temps maintenant : je verrais ça plus tard.Une personne sonne à la porte. J'interromps ma consultation. Je sors la tête et lui demande si elle tousse et si elle a de fièvre. Je lui donne un masque et lui dis que je ne serai pas long. J'ai de la chance d'avoir un stock de masques que j'ai constitué depuis janvier.9h30 -Je viens de voir une étudiante qui avait un syndrome viral. Elle est venue avec son masque. Elle me dit qu'elle était en contact avec beaucoup d'étudiants venant de tous les pays européens. Elle a participé à une fête il y a une semaine à peu près. Mais elle n'a embrassé personne.Je lui demande de se laver les mains avec l'antiseptique qui est sur mon bureau. Je mets mon masque, et je repense à une polémique. Plusieurs spécialistes nous ont dit qu'il ne servait à rien de mettre un masque. Je pense que c'est irresponsable. De toute façon, nous n'avons rien d'autre pour nous protéger. Toutes proportions gardées, cela me fait penser au préservatif et à son utilité contre le HPV. Des spécialistes estiment qu'il ne sert à rien même s'il diminue de 50% le risque de contamination. Hier, j'ai parlé avec un médecin du CHU St-Pierre à propos du dépistage du coronavirus. Il me confirme qu'il faut porter un masque. Et si le patient peut également porter un masque, c'est encore mieux: on est alors relativement bien protéger. Je ne comprends donc pas le dénigrement et la polémique de certains confrères.Ma jeune patiente est suspecte, mais ne panique pas. Elle connaît déjà les mesures d'isolement et de confinement. Elle paye sa consultation, se désinfecte à nouveau les mains et quitte la consultation. Dès qu'elle part, j'ouvre la fenêtre et désinfecte mon stéthoscope. Je me dis que la journée sera longue.11h00 - 32e appel téléphonique, j'ai un peu mal à la tête. J'ai dû en rater cinq ou six, ils rappelleront certainement plus tard. J'envie les confrères qui ont des secrétaires.Une patiente est venue me voir pour une toux grasse après une semaine d'un syndrome viral, probablement une surinfection. Elle est venue avec son masque, qu'elle me dit avoir acheté 12 euros. " C'est un bon", me dit-elle.Je vois dans la salle d'attente un représentant de laboratoire. Je m'étonne, et je lui dis en blaguant que ce n'est pas un temps à mettre un chien dehors et que je n'ai pas beaucoup de temps. Je lui accorde une à deux minutes. Il me parle de son calcium au goût menthe. J'abrège la conversation. J'ai de plus en plus mal à la tête.12h00 -J'ai rajouté des patients. Certains sont venus prendre leur interruption de temps de travail (ITT) que j'ai déposé sur une table dans le couloir.Je n'ai jamais eu autant de consultations téléphoniques. Les Allemands, eux, sont rémunérés pour cela. Ils ont de la chance. Il faudrait peut-être trouver une solution pour la Belgique. (Cela été fait hier, lire page 23)Entretemps, une consoeur me téléphone. Nous travaillons ensemble dans un autre cabinet. Elle est débordée également. Pour elle, la situation est exagérée. Elle fait le lien avec la grippe saisonnière. Je lui dis que les mesures sont prises pour les dix pourcents qui vont avoir des complications et qui vont engorger les lits des soins intensifs. Ma patiente, qui est en face de moi, acquiesce de la tête.Je demande à ma consoeur si ses patients qui toussent portent des masques. Elle me répond qu'elle recevra bientôt des masques, mais elle n'en a plus. Elle demande à ses patients de rester dans leur voiture avant de les examiner.Je vois mon dernier patient, j'ouvre la fenêtre de mon cabinet avant d'aller dans un autre centre médical. Je suis très en retard, je ne mangerai encore probablement pas aujourd'hui.13h30- Je rencontre des confrères qui sont étonnés de me voir. "Tu es exposé, tu ne devrais pas venir, ou alors avec un masque." Je suis un peu surpris et gêné. Je leur réponds que j'essaye de prendre toutes mes précautions, que j'ai des masques. De plus, je ne suis pas symptomatique.Il n'y a pas beaucoup de consultations dans ce cabinet. Je passe beaucoup de temps au téléphone, pour donner pour la énième fois les mêmes consignes.Une patiente atteinte d'une hypertension artérielle pulmonaire m'appelle. Elle a de la fièvre et tousse plus que d'habitude. Même si la toux est son quotidien, comme elle le dit, elle a de plus en plus de mal à respirer. Plus que d'habitude. Elle était en consultation la semaine dernière à la KUL pour programmer une cholécystectomie. Elle est donc à risque.J'appelle la KUL, le standard, puis les urgences. L'hôpital me transfère un médecin qui ne sait pas très bien quoi faire. Il me dit d'attendre, et la ligne se coupe. Je recommence le même parcours: standard, urgences, puis un médecin, qui cette-fois, me dit qu'il va en parler au service de pneumologie et me recontacter.20 minutes plus tard, il me rappelle, en me disant qu'elle ne sera pas testée, ou uniquement si elle est hospitalisée. Et que c'est à moi de juger si elle doit l'être. Je rappelle la patiente. Sa dyspnée et son angoisse sont palpables au téléphone. Elle n'a pas de saturomètre, et elle ne peut pas venir au cabinet d'après les consignes puisqu'elle a de la fièvre. Elle habite trop loin pour que je puisse y aller. De plus, je n'aurai jamais le temps. Je lui dis d'aller à l'hôpital et d'annoncer à son arrivée qu'elle est suspectée d'avoir le coronavirus.Cette histoire m'a pris presque une heure. Il y a encore beaucoup de progrès à faire en matière de coordination.17 h - J'ai vu un patient qui a eu une réaction allergique, et un autre avec un traumatisme du genou. J'ai fait un contrôle de pneumonie qui s'est bien déroulé. Ensuite, deux vaccinations antipneumocoques pour des patients qui se sont enfin décidés à franchir le pas, vu le contexte. J'ai également eu droit à une crise hémorroïdaire et à un réajustement thérapeutique d'un patient parkinsonien, qui avait pris un rendez-vous depuis longtemps.Ça fait du bien : pas un seul syndrome grippal, viral ou un rhume. Mais les appels continuent. Je compte plus de 65 appels. J'ai rarement encaissé autant d'angoisse concentrée de la part des patients en si peu de temps. J'ai toujours mal à la tête.19h15- J'en suis à plus de 85 coups de téléphone. Toujours mal à la tête. Je vois ma dernière patiente qui avait pris un rendez-vous pour un mal de dos et de nuque, contractés hier. " Je n'ai pas le coronavirus, j'ai juste besoin d'antidouleur", m'a-t-elle dit.Après examen clinique, son mal de dos est lié à des myalgies, puisqu'elle a une température de 38°C. Elle n'était pourtant sûre de ne pas avoir de température au téléphone. Son mal de nuque est lié à des adénopathies cervicales. Finalement, après anamnèse plus poussée, elle a reconnu avoir un peu mal à la gorge, son fils médecin est grippé, et travaille avec une infirmière qui aurait été positive au coronavirus. Mais lui ne connaît pas encore le résultat de son test.Heureusement, j'ai un masque. J'en donne un à ma patiente. Elle n'est pas " inquiétante" sur le plan clinique. Je lui prescris des antipyrétiques, du paracéta-mol, et lui dis de retourner chez elle et de m'informer de la situation. Et du résultat du test de son fils.J'ai toujours mal à la tête. J'ai l'impression d'avoir quelques frissons. Je n'ai toujours pas écouté les 27 messages présents sur mon répondeur.Je nettoie le fauteuil de la patiente, la poignée de porte, la table d'examen, mon stéthoscope. J'ouvre la fenêtre. J'irai faire le test demain.