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Le journal du Médecin: Quelle est votre implication réelle dans l'enquête? Dr Jérôme Lechien: C'est une enquête qui a été menée par trois sociétés scientifiques américaines d'ORL et deux sociétés scientifiques européennes. Une des deux est l'Ifos, la Fédération internationale des sociétés ORL dont je suis le responsable scientifique. Que recoupe la notion de "micro-agressions" que vous avez constatées? La micro-agression, c'est lorsque le médecin subit ou constate une agression essentiellement verbale ou comportementale de caractère humiliant. Des insultes. Cela peut être également une mise à l'écart. Une blague qui n'est pas appropriée. Autre exemple: un médecin chef va confier la mission de délivrer une mauvaise nouvelle à un patient à un médecin plutôt qu'un autre. Il y a des médecins auxquels on ne confie rien parce qu'ils sont mal considérés. Vous constatez un grand contraste entre Europe et États-Unis... On n'observe pas le même type de micro-agressions en Europe et aux États-Unis. Aux États-Unis, les micro-agressions qui prédominent sont ethniques. Si le médecin n'est pas caucasien, il a une probabilité élevée d'être micro-agressé, qu'il soit noir, hispanique ou asiatique mais surtout afro-américain. Le profil européen discriminatoire concerne surtout le genre (femme) et l'âge, mais beaucoup moins de micro-agressions ethniques. Il faut dire qu'il y a très peu de non-blancs parmi les chirurgiens ORL en Europe. C'est donc possiblement un biais dans l'étude. On a eu peu de plaintes de chirurgiens de couleur en Europe, peut-être pour cette raison, alors qu'aux États-Unis, il y en a beaucoup plus. En Europe, on remarque donc davantage du sexisme. Il existe une prévalence discriminante du simple au double entre hommes et femmes. Aux États-Unis, on a observé qu'il est encore plus compliqué d'être une femme noire. Autre différence que nous constatons en tant que chercheurs: aux États-Unis, ils sont plus intéressés par ce genre de choses. Je l'ai soumis à un journal prestigieux d'ORL étatsunien, ils se sont montrés très intéressés. Les constats sont interpellants. On a donc publié les résultats de l'étude mondiale dans ce journal. Quand il est question de présenter les résultats, en Europe je me heurte à des refus. L'éditeur en chef, généralement (dans 95% des cas), envoie l'article à deux réviseurs. Je l'ai soumis à trois journaux scientifiques européens dont l'éditeur en chef est un homme âgé, ils l'ont refusé d'emblée sans l'envoyer en révision. Pourtant, ce sont des journaux de ranking inférieur. Il y a donc une fermeture d'esprit sur ce sujet. Ce serait culturel? Les Américains ont des quotas d'articles portant sur ces sujets. Ils estiment que pour lutter contre les discriminations, il faut, disons, 10% d'articles sur ce sujet, 10% d'articles non américains ou d'ethnies "pauvres", etc. On ne devrait pas avoir de quotas, me semble-t-il. Il faudrait considérer toute étude d'où qu'elle vienne comme digne d'intérêt. Revenons à l'Europe. Vous avez parlé de l'âgisme. C'est contre les jeunes ou contre les vieux? Davantage contre les jeunes... L'âge en Europe est responsable de 70% de discrimination contre seulement 50% aux États-Unis. En Europe, par exemple, 63% des chirurgiens ORL subissent une discrimination liée au surpoids. 65% liée à leur coupe de cheveux et 67% liée à leurs vêtements. En Europe, 47% des chirurgiens ont songé à quitter l'hôpital à cause des discriminations contre 25% aux États-Unis. Dans ce contexte, il s'agit de discriminations quotidiennes ou au moins une fois par semaine. Quand on remarque la fréquence des discriminations qui pousse le chirurgien à quitter son hôpital, 25% des Américains subissent cela tous les jours ou au moins une fois par semaine contre 10% des Européens. Comment se manifeste le sexisme contre les chirurgiennes? Ce sont des blagues sexistes. Ou le fait de couper la parole aux femmes. Les femmes vont être systématiquement coupées par des hommes. L'inverse est beaucoup moins vrai, de même que des hommes coupant d'autres hommes. Ce sont des humiliations. Dans 58% des cas, la femme chirurgienne voit son rôle confondu avec une autre personne. On ne s'imagine pas qu'elle est médecin. Seuls 27% des hommes subissent cela. La confusion porte donc généralement sur une fonction "inférieure" à celle occupée par la femme en question. Dans 55% des cas, les femmes ont le sentiment de devoir travailler beaucoup plus pour obtenir la même chose (contre seulement 25% des hommes). Les femmes sont beaucoup plus humiliées que les hommes. En résumé, en Europe, quand on regarde les discriminations subies, les femmes observent 76% des discriminations liées au sexe. Il y a trois fois plus de discriminations contre la femme que contre l'homme. En tant qu'homme, auriez-vous également tendance à couper la parole aux femmes? En fait, j'ai tendance, lorsque j'ai des idées qui me viennent, à les exprimer. Mais je ne coupe pas plus les femmes que les hommes. Avant l'étude, je ne me rendais pas compte du fait que, lorsque j'ai une idée en tête, les hommes ne se laissent pas interrompre par moi, les femmes oui. J'ai observé cela à l'hôpital. Il y a une sorte d'habituation dans le corps féminin. Même si on est révolté par les discriminations, parfois sans se rendre compte, on peut rentrer dans ce type de schéma. Je suis donc plus vigilant aujourd'hui.