C'était le boxon, et c'était la norme. Ils en souffraient, et moi plus encore, percevant au-travers des portes cette ambiance tendue, évaluant le temps d'attente, les priorités, traquant les resquilleurs, se positionnant subrepticement au plus près de la porte afin de bondir sur l'occasion. Un système violent, irrespectueux de la personne, et tellement répandu à l'époque qu'il en était devenu la règle. Un collègue ardennais condamnait la porte d'accès à double tour quand elle était pleine afin d'empêcher l'arrivée des retardataires mais aussi les sorties intempestives des agités. Un autre aiguillait les petits patients dans des boxes séparés, où déshabillés ils attendaient la pesée et le verdict. Time is money, l'époque ne s'en offusquait guère.

L'heure des poissons

L'instauration progressive d'une consultation sur rendez-vous ramena quelque peu le silence et le calme dans les rangs, même s'il fallut rassurer les excités qu'on peut être malade et soigné dans un système où on fixe l'heure du passage. Comme si l'attente et la bousculade étaient le gage de se voir soigné, une sorte de prime au plus méritant. Mais que l'ambiance demeurait lourde...

Et si on essayait le Grand Bleu ? Longtemps, j'ai apaisé la salle d'attente par un aquarium de poissons d'eau douce, au départ simples poissons rouges, rejoints par quelques guppys, platys, néons bleus , mollys dont l'entente n'était pas toujours cordiale et dont certains acquéraient au fil des semaines des tailles de petits squales... Ils n'étaient guère épargnés par les épidémies et leur remplacement coûtait alors un beau budget. Mais le calme était revenu au point que je dus certains jours réveiller un délégué médical épuisé sans doute par les horaires et trouvé assoupi devant des poissons qui eux aussi dormaient.

La salle d'attente de mes débuts était peu engageante, évoquant une bétaillère où les animaux en souffrance attendaient leur tour.

Un jour au retour de vacances, je trouvai l'aquarium entouré de torchons et de serpillères, ma collègue ayant essayé de limiter les fuites intempestives qu'une trop forte canicule avait favorisées. Peine perdue : on ne lutte pas contre l'écoulement des eaux, et il fallut déployer une énergie de Noé pour sauver toute cette poiscaille rescapée mais menacée d'une mort horrible.

Une musique douce peut-être ?

Feu l'aquarium donc, mais qu'y mettre qui procurerait un calme similaire ? Dissimulant un poste radio sous la table, on tenta la musique, du Mozart, du Czerny et du Bach qui se virent rapidement détournée par des mains de patients subtils vers des stations plus fun, plus bruyantes, plus orientées population locale, quand ce n'était pas l'appel à la prière par un muezzin vers 16 heures, toutes alternatives devenues tellement envahissantes qu'elles perturbaient ma pratique. Feu donc la musique, il fallait trouver autre chose.

Un accueil dans la bibliothèque

Vint le déclic un soir paisible où, lisant dans notre bibliothèque, contemplant ces livres si amicaux, surgit l'évidence : ce qui est bon pour le docteur ne saurait qu'améliorer le patient. On déménagea les livres, favorisant les plus récents, les Goncourt, les Nobel, ceux dont le papier embaumait le neuf, les chics et chers, les inédits, ceux annotés dans la marge, ceux qui partageaient notre vie... Le pari de la considération était lancé, celui d'en véritable partage de ce qui nous rendait meilleur. La règle était que tout ce qui se lit mérite d'être emporté, mais rapporté. Une confiance sans frontière... Pari tenu, qui modifia la consultation, entamée par une pause lecture d'ouvrages guère trouvés ailleurs, personnalisés par les notations et les traits dans la marge que nous y avions laissés, bref un cadeau de soi-même, intime pour des patients considérés comme des invités de marque.

Jusqu'ici ce choix audacieux ne fut guère regretté, car il modifia fondamentalement la nature même de l'attente, et de la consultation qui suit. Un bref échange littéraire plane sur les maux de la vie, une considération littéraire anodine sur le temps qui passe, et la double prescription avec laquelle on rentre : celle pour le corps, celle pour l'esprit. Je vais mieux, et eux aussi.

C'était le boxon, et c'était la norme. Ils en souffraient, et moi plus encore, percevant au-travers des portes cette ambiance tendue, évaluant le temps d'attente, les priorités, traquant les resquilleurs, se positionnant subrepticement au plus près de la porte afin de bondir sur l'occasion. Un système violent, irrespectueux de la personne, et tellement répandu à l'époque qu'il en était devenu la règle. Un collègue ardennais condamnait la porte d'accès à double tour quand elle était pleine afin d'empêcher l'arrivée des retardataires mais aussi les sorties intempestives des agités. Un autre aiguillait les petits patients dans des boxes séparés, où déshabillés ils attendaient la pesée et le verdict. Time is money, l'époque ne s'en offusquait guère.L'instauration progressive d'une consultation sur rendez-vous ramena quelque peu le silence et le calme dans les rangs, même s'il fallut rassurer les excités qu'on peut être malade et soigné dans un système où on fixe l'heure du passage. Comme si l'attente et la bousculade étaient le gage de se voir soigné, une sorte de prime au plus méritant. Mais que l'ambiance demeurait lourde...Et si on essayait le Grand Bleu ? Longtemps, j'ai apaisé la salle d'attente par un aquarium de poissons d'eau douce, au départ simples poissons rouges, rejoints par quelques guppys, platys, néons bleus , mollys dont l'entente n'était pas toujours cordiale et dont certains acquéraient au fil des semaines des tailles de petits squales... Ils n'étaient guère épargnés par les épidémies et leur remplacement coûtait alors un beau budget. Mais le calme était revenu au point que je dus certains jours réveiller un délégué médical épuisé sans doute par les horaires et trouvé assoupi devant des poissons qui eux aussi dormaient.Un jour au retour de vacances, je trouvai l'aquarium entouré de torchons et de serpillères, ma collègue ayant essayé de limiter les fuites intempestives qu'une trop forte canicule avait favorisées. Peine perdue : on ne lutte pas contre l'écoulement des eaux, et il fallut déployer une énergie de Noé pour sauver toute cette poiscaille rescapée mais menacée d'une mort horrible.Feu l'aquarium donc, mais qu'y mettre qui procurerait un calme similaire ? Dissimulant un poste radio sous la table, on tenta la musique, du Mozart, du Czerny et du Bach qui se virent rapidement détournée par des mains de patients subtils vers des stations plus fun, plus bruyantes, plus orientées population locale, quand ce n'était pas l'appel à la prière par un muezzin vers 16 heures, toutes alternatives devenues tellement envahissantes qu'elles perturbaient ma pratique. Feu donc la musique, il fallait trouver autre chose.Vint le déclic un soir paisible où, lisant dans notre bibliothèque, contemplant ces livres si amicaux, surgit l'évidence : ce qui est bon pour le docteur ne saurait qu'améliorer le patient. On déménagea les livres, favorisant les plus récents, les Goncourt, les Nobel, ceux dont le papier embaumait le neuf, les chics et chers, les inédits, ceux annotés dans la marge, ceux qui partageaient notre vie... Le pari de la considération était lancé, celui d'en véritable partage de ce qui nous rendait meilleur. La règle était que tout ce qui se lit mérite d'être emporté, mais rapporté. Une confiance sans frontière... Pari tenu, qui modifia la consultation, entamée par une pause lecture d'ouvrages guère trouvés ailleurs, personnalisés par les notations et les traits dans la marge que nous y avions laissés, bref un cadeau de soi-même, intime pour des patients considérés comme des invités de marque.Jusqu'ici ce choix audacieux ne fut guère regretté, car il modifia fondamentalement la nature même de l'attente, et de la consultation qui suit. Un bref échange littéraire plane sur les maux de la vie, une considération littéraire anodine sur le temps qui passe, et la double prescription avec laquelle on rentre : celle pour le corps, celle pour l'esprit. Je vais mieux, et eux aussi.