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Le journal du Médecin : le médecin qui opère dans un simple cabinet, comme le généraliste, sera-t-il également confronté à l'IA? Celine Vens: Je ferais remarquer que les données concernant les patients sont maintenant conservées électroniquement: les données sur les diagnostics, les traitements et les médicaments sont stockées dans des dossiers électroniques. Le machine learning peut commencer à rechercher des modèles dans la masse de données mises à disposition à partir de ces fichiers. Un exemple simple: si vous diagnostiquez les affections A et B chez un patient, il y a de fortes chances qu'il développe la maladie C au bout d'un certain temps. Cette évolution offre d'énormes possibilités pour l'avenir de la pratique médicale. Ces données vont permettre au praticien de proposer une médecine plus personnalisée, proactive. L'objectif est que le docteur puisse intervenir avant même qu'une maladie se manifeste. Je peux imaginer que le médecin (généraliste) de demain pourra suivre ses patients depuis son ordinateur, du moins pour certaines pathologies. Il surveillera les paramètres enregistrés. Il invitera le patient à venir discuter d'une intervention avant que celui-ci ne développe des symptômes. Les schémas et les liens établis par le machine learning à partir d'une immense quantité de données aideront le médecin à mieux détecter les signaux d'alarme. Actuellement, le public s'intéresse surtout aux applications linguistiques d'IA, comme ChatGPT. Je discerne également des possibilités pour ces applications. Le médecin généraliste est confronté à tout un éventail de problèmes, tant son champ d'action est vaste. Une étude révèle que le généraliste se pose régulièrement, jour après jour, des questions auxquelles il ne trouve pas immédiatement de réponse. Par exemple, quel est le dosage le plus approprié de tel médicament pour une femme enceinte? Selon cette même étude, beaucoup de ces questions restent sans réponse en fin de journée. On travaille depuis longtemps sur les systèmes Q&A: le médecin pose sa question et l'ordinateur formule la bonne réponse. Toutefois, nous avons encore du pain sur la planche. La réponse du robot spécialisé doit être fiable et suffisamment nuancée. Quels en seront les bénéfices pour le médecin et le patient? Le patient profitera de meilleurs soins. Le médecin pourra travailler plus efficacement, de manière plus ciblée. Il est déjà établi que les applications d'IA peuvent générer des résultats plus précis. Le médecin acquiert de l'expérience sur base d'un nombre assez restreint de cas, alors que l'IA peut traiter les données de millions de patients. Le médecin peut être confronté à tout moment à un patient atteint d'une maladie rare, qu'il n'a peut-être jamais traitée et qu'il ne rencontrera qu'à quelques reprises durant l'ensemble de sa carrière. Une application d'IA peut attirer son attention sur des possibilités qu'il risque de négliger et le mettre sur la bonne voie. Ce travail implique le médecin et l'ordinateur et non l'un ou l'autre. Ce dernier ne récolte des connaissances dans le monde entier qu'à partir des données disponibles. Il est très limité. Par exemple, certains systèmes sont formés à distinguer des carcinomes cutanés d'innocentes lésions sur base de milliers de photos mais c'est tout ce que le système connaît. En outre, cela reste une photo, alors que le médecin est mieux à même d'appréhender le relief de la lésion et d'examiner celle-ci sous différents angles. Il peut aussi la palper. Poser des questions au patient: depuis combien de temps la lésion est-elle présente, à quelle vitesse a-t-elle changé d'apparence, etc. L'IA présente des avantages mais quels sont ses inconvénients? L'IA a l'avantage de pouvoir gérer d'énormes ensembles de données en peu de temps, ce qu'un médecin ne pourrait jamais faire, et en retirer des connaissances. L'ordinateur n'accusera pas non plus le moindre signe de fatigue après le 50e patient, alors que si le médecin travaille trop longtemps, il va peut-être passer à côté d'un détail ou commettre plus facilement une erreur. D'autre part, l'utilisation de l'IA s'assortit de bémols. La qualité du modèle développé par l'IA dépend de l'ensemble de données à partir duquel l'algorithme est formé. Si cet ensemble est biaisé ou partial, l'application d'IA le sera également. Les données emmagasinées dans les différentes sources de données comme les dossiers médicaux ne peuvent pas non plus être utilisées à tout va par les applications d'IA. Tous les médecins n'enregistrent pas leurs informations de la même façon. Ils utilisent aussi des systèmes différents, qui fonctionnent avec d'autres formats ou d'autres unités. Avant de former les algorithmes, il faut nettoyer les données et les formater, tout en assurant l'anonymat des personnes concernées pendant ce processus. Les outils d'IA doivent être validés avec minutie, avec des ensembles de données très larges, avant d'être mis en pratique. Un modèle développé sur base des données d'une population habitant aux alentours de Courtrai ne peut pas être appliqué à toute la Belgique, sans parler d'une autre partie du monde. Il faut d'abord vérifier que ce modèle est bel et bien transposable à une autre population. La transparence des modèles constitue un autre aspect crucial. Il est souvent très difficile de reconstituer la manière dont les algorithmes d'IA actuels - l'apprentissage automatique et plus particulièrement l'approfondi - arrivent à certaines conclusions. Là, nous avons encore du travail. Le médecin doit pouvoir déterminer la façon dont un résultat est obtenu et quels facteurs ont été pris en compte. Les résultats de l'algorithme d'IA doivent également avoir un sens pour les médecins et être conformes à leurs informations. Ensuite, ce n'est pas parce qu'un modèle d'IA a fourni des résultats fiables dans le cadre d'une étude qu'il est transposable dans la pratique médicale. Prenons pour exemple un modèle qui peut prédire de manière très fiable quand de graves manifestations d'une affection cardiaque vont se manifester, mais qui a besoin de 50 paramètres pour ce faire. Au quotidien, jamais le cardiologue ne pourra les lui fournir. La valeur d'un tel modèle est donc très limitée. Il faut concevoir des modèles adaptés au travail effectif du médecin, des tests utilisables au quotidien. Le médecin doit-il devenir un expert en informatique? Le praticien ne devra pas se fier aveuglément à l'ordinateur. Il devra apprendre à tenir compte d'erreurs éventuelles. C'est comme quand vous utilisez Google Translate: vous savez que le résultat ne sera jamais parfait. De temps en temps, la traduction comporte une phrase bizarre, que l'utilisateur doit reformuler. L'IA ne remplace pas le médecin, elle est un instrument dont il faut apprendre le fonctionnement. La KU Leuven a réformé l'enseignement de la médecine. Dès l'année prochaine, nous proposerons des cours en option pour permettre aux étudiants de se familiariser avec l'IA. Le médecin ne doit pas approfondir cette matière au point d'être en mesure de concevoir des algorithmes, mais il doit comprendre les principes de base afin de savoir comment l'IA fonctionne en pratique - comment elle obtient les résultats. Il doit être capable d'évaluer un résultat et de comprendre les limites du système. Des concepts tels que la sensibilité et la spécificité, ainsi que tous les éléments qui en découlent, jouent également un rôle. Le médecin doit transposer la réponse de l'IA au contexte clinique et en déterminer l'importance pour le patient concerné. C'est donc le médecin et non l'ordinateur qui reste l'interlocuteur du patient. Le médecin doit pouvoir transposer ce que l'IA relate au vécu et à la réalité du patient.