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Face à un patient très âgé, qui ne semble plus capable de poser ses propres choix, le médecin aurait une tendance naturelle à se substituer à lui dans sa capacité à décider. Dans le processus de décision, le médecin est dans une logique scientifique: maladie, diagnostic, traitement, pronostic. "Pourtant, il y a des incertitudes en médecine. Nous ne sommes pas dans l'objectivité ni la logique", s'oppose le Dr Raymond Gueibe. Le psychiatre-éthicien était l'un des invités orateurs du 14e symposium de l'Aframeco qui s'est tenu le samedi 3 juin. Le sujet de la matinée était le discernement, ou l'autonomie et la capacité de décision du patient. Adoptant un point de vue différent de celui de la personne prise en charge, le Dr Gueibe s'exprimait sur la souffrance éthique du soignant face aux décisions des patients. Dans la relation soignant-soigné, on va discuter du choix à faire, toujours dans une même visée: faire un choix pour le bien. C'est là que toute la complexité réside. "Le bien comme tel n'existe pas.Il ne peut même passe définir comme le contraire du mal, le mal pouvant être une source de jouissance pour certaines personnes. Le bien est une notion subjective, une construction intellectuelle liée à une culture, une histoire, un moment et une singularité". Par exemple, propose le psychiatre, vouloir le bien de son enfant peut être très différent d'une culture à l'autre. En Europe, cela passera par le fait de lui donner la possibilité de s'exprimer, en Chine, de les faire entrer dans le moule social, en Russie, de les préparer à devenir de bons soldats... "Chez les Inuits, la mort n'est pas quelque chose qu'on doit repousser", cite même le docteur. "Quand la personne estime le moment venu, elle invite ses proches pour un repas avant de partir seule mourir dans le froid."Pour le soignant, le bien, c'est entretenir la vie", poursuit Raymond Gueibe. "Les soignants sont moins centrés sur la qualité de vie que sur sa préservation. On pense qu'on doit tout faire pour que la personne garde la vie. Pour le malade, le bien est parfois de ne plus vivre, parce que la vie lui est violence, ou parce que le handicap est insupportable. Dans une moindre mesure, si la personne a été amputée d'une jambe, on va l'inciter à mettre une prothèse. Mais elle peut ne pas souhaiter cette prothèse, on peut tout à fait vivre sans prothèse." Pour renforcer cette ambivalence dans la conception du bien, le psychiatre citera encore comme exemple le cas d'une patiente qui, du fait d'une vie passée fondée sur son apparence, a refusé la chimiothérapie parce qu'elle ne voulait pas perdre ses cheveux. Ou celui où la réalité du médecin qui disait "avec une dialyse, je peux vous sauver" s'opposait à celle du patient qui lui répondait "je ne pourrai jamais aller en dialyse". C'est de ce choc des valeurs que vient la douleur des soignants. "Ce qui va blesser le soignant, le faire souffrir, c'est lorsqu'il propose quelque chose au patient pour préserver sa vie et qu'il refuse." Le médecin ressent une remise en cause de son travail: "À quoi je sers si je ne peux pas améliorer sa vie?", et une forme de culpabilité: "Je ne suis pas parvenu à le convaincre". Mais, pour le Dr Gueibe, cette remise en cause peut déboucher sur un questionnement: "Peut-être que je sers aussi à calmer sa douleur..." Démarre alors la vraie négociation. Une négociation sur le choix à faire, un choix non pas pour un bien qui existe, mais pour un bien qui s'élabore. La négociation débouchera sur une décision: le consentement ou le non-consentement à ce traitement. "Obtenir le consentement, c'est une négociation dans laquelle il faut reconnaître qu'aucun des deux n'est totalement libre", reprend Raymond Gueibe. "Négocier, ce n'est pas imposer. Tomber d'accord sur le bien, c'est peut-être accepter le moindre mal". Lui voit cette négociation comme un jeu, une sorte de va-et-vient, un pas de danse... "Parce que, danser, c'est aller ensemble de-ci de-là. La relation soignant-soigné est une belle relation." Le psychiatre-éthicien explique encore à l'assemblée que, négocier, c'est aussi accepter la suspension du jugement moral. Il rappelle l'article 31 du nouveau Code de déontologie, qui dispose que les convictions personnelles du médecin ne peuvent pas compromettre la qualité de soins à laquelle le patient a droit. Le médecin doit avoir le réflexe de se dire que la morale, les valeurs sont importantes, mais pour lui seul. Puis se tourner vers le patient et lui demander: "Mais vous, parlez-moi de vos valeurs". Ce respect des valeurs du patient se traduit de manière juridique: "Nous avons des limites légales à nos activités de médecins", avertit le Dr Gueibe, citant deux arrêts de justice. À l'occasion du premier, le tribunal avait donné tort au médecin qui avait pris la décision d'internement d'un patient qui vivait dans la misère. "Le patient a le droit de vivre dans un taudis", annonce-t-il. Le second jugement est connu sous l'appellation (protégée?) "arrêt champagne". En substance, il s'agissait d'une femme qui avait décider d'acheter des stocks monstrueux de champagne pour sa consommation personnelle. Ses enfants, voyant leur héritage fondre à vue d'oeil, avaient tenté de faire interner leur mère. La justice donna finalement raison à cette dernière: une personne âgée a le droit de vivre sa vie comme elle l'entend pour mourir sans regret. "Même démente, lorsqu'on prend le temps de rencontrer et de parler avec la personne, pour retrouver les souvenirs de son existence, nous avons la possibilité d'entendre l'expression de ses valeurs. La personne démente a toujours quelque chose à dire, à montrer." De quelles vertus doit donc se parer le médecin dans sa relation avec la personne soignée? Pour le Dr Raymond Gueibe, c'est l'humilité. Savoir s'interroger: "Mais pour qui je me prends?". Le psychiatre conclut avec l'état d'esprit qui lui semble devoir animer chaque soignant: "Moi soignant, je vais à la rencontre de l'autre. Je me mets à sa disposition et j'accepte ses erreurs, ses mauvais choix, ses faiblesses, ses turpitudes. Parce que moi-même j'ai pris conscience de mes erreurs, de mes mauvais choix, mes faiblesses, mes turpitudes. Être soignant, c'est reconnaître l'autre dans sa singularité parce que moi-même, je voudrais être reconnu dans ma singularité."