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Dans le langage courant, procrastiner consiste à remettre à plus tard ce que l'on pourrait accomplir tout de suite. Toutefois, les chercheurs en psychologie ne s'accordent pas sur la nature exacte de la procrastination. Par exemple, certains lui attribuent des lettres de noblesse, au point de la considérer comme un moyen positif de se défendre des assauts du monde contemporain, ce qui pourrait expliquer une tendance générale accrue à la procrastination dans nos sociétés, tandis que d'autres, majoritaires, la perçoivent de façon négative, l'associant notamment à une tendance à la fainéantise. De même, tantôt il peut être question d'une "tendance pathologique à différer", tantôt, aux antipodes, de "l'art de reporter au lendemain". Cette dernière approche émane du philosophe John Perry, professeur émérite à l'Université de Stanford, lequel vante les mérites de la "procrastination structurée" qui, selon lui, consiste à "accomplir beaucoup de choses tout en négligeant d'en accomplir d'autres". On observe en fait une mosaïque de définitions de la procrastination. Leur point de convergence est que la notion de "report" apparaît commune à chacune d'elles. Pour une fraction des auteurs, néanmoins, il faut en plus que ce report soit délibéré ; pour d'autres, soucieux de différencier la procrastination d'un simple évitement, que l'action reportée ait été initialement prévue et non exclue dès le départ ; pour d'autres encore, que le report ait une dimension d'irrationalité. Combinant ces trois critères (volonté, intentionnalité et irrationalité), le Pr Piers Steel, de l'Université de Calgary, au Canada, formula en 2007 une définition qui est désormais communément admise dans le monde scientifique: "Procrastiner consiste à différer volontairement le cours d'une action prévue, tout en sachant qu'on ne fera ainsi qu'aggraver la situation." Cet énoncé est-il satisfaisant pour autant? Non. Pourquoi? Primo, il ne tient aucun compte d'autres composantes évoquées, à tort ou à raison, par plusieurs auteurs. Par exemple, le fait que le report serait accompagné d'un sentiment d'inconfort ou d'autres conséquences négatives. Secundo, comme le reconnaît Steel lui-même, cet énoncé fait fi des aspects positifs de la procrastination. En 2005, Angela Hsin Chun Chu, de l'Université Columbia, à New York, et Jin Nam Choi, de l'Université McGill, à Montréal, avaient en outre introduit la notion de "procrastination active". Celle-ci suppose que le report de l'activité prévue soit intentionnel, que le procrastinateur apprécie d'être mis sous pression en raison du peu de temps restant disponible, qu'il conserve malgré tout la capacité de respecter le délai imparti et qu'il arrive finalement à un résultat qui le satisfasse. L'étudiant qui choisit délibérément de postposer le moment de commencer à étudier pour un examen parce qu'il se sait plus efficace quand le timing est serré pourrait répondre à ces critères, pour autant qu'il parvienne à assimiler son cours et à réussir. D'autre part, en procrastinant, on peut espérer que la tâche dont on reporte l'exécution ne s'avérera plus nécessaire ou sera effectuée par une tierce personne. Chacun d'entre nous procrastine, mais à des degrés divers. Les étudiants sont apparemment les plus grands procrastinateurs: 80 à 95% d'entre eux passeraient environ un tiers de leur temps à dormir, jouer ou regarder la télévision plutôt qu'à étudier. Aux yeux de Marie My Lien Rebetez, qui travailla sur le thème de la procrastination au sein de l'unité de psychopathologie et de neuropsychologie cognitive de l'Université de Genève, on peut procrastiner dans des situations très diverses, pour de multiples raisons et, selon les cas, avec des conséquences positives ou négatives. Dans ses travaux, la psychologue a notamment montré qu'une même personne peut procrastiner pour des motifs fort différents selon, par exemple, que le phénomène se produit dans la sphère professionnelle ou privée. Et d'évoquer le cas d'une personne qui procrastinait dans son métier parce qu'elle craignait de ne pas être à la hauteur de la mission qui lui avait été confiée, mais, lorsqu'elle se trouvait face à des obligations ménagères, telles que vider le lave-vaisselle, procrastinait par flemme ou parce qu'elle jugeait la tâche inintéressante et préférait s'adonner à une autre occupation. Aussi la psychologue considère-t-elle que, se complétant parfois, s'opposant bien souvent, les définitions scientifiques de la procrastination ne sont pas optimales, y compris celle de Steel, qui recueille un certain consensus. Elle estime par conséquent que mieux vaut s'en remettre à la définition que donne de la procrastination le commun des mortels: "Tendance à remettre à plus tard ce qu'on pourrait faire tout de suite." Le spectre reste alors ouvert sur toutes les formes de procrastination, quelles qu'en soient les conséquences, négatives ou positives. Précisément, quelles sont les conséquences potentiellement négatives du report volontaire d'activités initialement prévues? Un impact sur les performances académiques et la carrière professionnelle, mais aussi sur la santé mentale, est à redouter. En effet, des études montrent qu'un appauvrissement du bien-être, un haut niveau de détresse, ainsi que des sentiments de honte ou de la culpabilité peuvent être au rendez-vous. La santé physique est également exposée, dans la mesure où la procrastination peut être associée à un niveau de stress élevé et, par ailleurs, conduire au report de contrôles dentaires ou médicaux, de l'adoption d'un régime alimentaire équilibré ou encore de la pratique de l'exercice physique. La procrastination recèle toutefois autant de conséquences positives que de conséquences négatives. Par exemple, lorsqu'elle améliore notre efficacité sous l'effet de la pression temporelle. De surcroît, Angela Hsin Chun Chu et Jin Nam Choi ont montré que la procrastination pouvait être associée dans certains cas avec un respect des délais, la satisfaction du résultat obtenu, de bas niveaux de stress et de dépression ainsi qu'avec de hauts niveaux de performance et de satisfaction de vie. "Par la procrastination, certains individus recherchent aussi un état de 'flow', un état de concentration intense dans lequel on se sent complètement absorbé par ce qu'on fait", rapporte Marie My Lien Rebetez. Un exemple classique est celui de l'étudiant qui reporte jusqu'à la dernière limite le moment de réviser la matière d'un examen et, vu l'urgence, finit par décupler son investissement dans l'étude. Classiquement, la psychologie dresse une frontière entre les "non-proscratinateurs" et les "procrastinateurs", établissant ainsi, sur la base de critères "diagnostiques" peu en phase avec la complexité du phénomène, une scission entre le normal et le pathologique. C'est ainsi qu'en 1982, les psychologues américains John Sabini et Maury Silver qualifiaient la procrastination de "psychopathologie de la vie quotidienne". Aujourd'hui, une telle approche semble surannée et il paraît fondé de lui substituer une approche "dimensionnelle" faisant fi d'une dichotomie entre procrastinateurs et non-procrastinateurs pour mettre en exergue un continuum dont chacun d'entre nous occuperait un point déterminé selon la fréquence avec laquelle il procrastine. Pour Marie My Lien Rebetez, la procrastination ne relève pas de la pathologie. "Il n'y a problème, dit-elle, que si l'on ressent des manifestations désagréables comme, par exemple, une intense culpabilité, un niveau de stress élevé ou encore une perte d'estime de soi." Elle précise que, selon ses travaux, la fréquence de la procrastination ne constitue pas forcément l'indice d'un trouble. Bien plus importantes sont ses répercussions sur la vie quotidienne. À travers une étude épidémiologique portant sur 16.413 adultes francophones, Piers Steel et Joseph Ferrari ont dessiné la caricature du procrastinateur type: un jeune homme célibataire ayant un bas niveau de formation et résidant dans un pays où le niveau d'autodiscipline est plutôt bas. Différentes études avaient montré préalablement que les jeunes procrastinaient davantage que les personnes plus âgées et les hommes, un peu plus que les femmes. Des travaux mettant en scène des jumeaux monozygotes et dizygotes ont conclu par ailleurs à une part d'hérédité dans la procrastination. Nonobstant, selon Marie My Lien Rebetez, les associations entre ces différents facteurs (âge, genre, patrimoine génétique, état civil, niveau de formation) et la procrastination seraient elles-mêmes influencées par le contexte dans lequel ils s'inscrivent et par de nombreux facteurs psychologiques. Aussi la procrastination est-elle un phénomène multidimensionnel où différentes causes biologiques, psychologiques, sociales, culturelles, environnementales... se combinent selon divers schémas possibles. Traditionnellement, la littérature scientifique présente la procrastination comme un "échec d'autorégulation", c'est-à-dire le fruit de difficultés à réguler ses pensées, émotions, impulsions ou comportements. En accord avec cette approche, Marie My Lien Rebetez a mis en évidence que la personne qui procrastine fréquemment est souvent en proie à un déficit d'autorégulation (en l'occurrence, un haut degré d'impulsivité, des difficultés à réguler ses émotions, une faible estime de soi et une basse motivation). Mais à ce stade se pose déjà la question de la procrastination active, où le sujet choisit délibérément de remettre son action à plus tard. Selon Jin Nam Choi et Matthew Moran, la procrastination active serait guidée au contraire par un fort processus d'autorégulation. Abstraction faite de cette forme particulière de procrastination, Marie My Lien Rebetez a également montré que certains individus procrastinent pour des raisons essentiellement émotionnelles auxquelles se greffe une faible estime de soi, sans que leur motivation soit impliquée. Mais on recense encore de nombreux autres profils potentiels, comme, par exemple, quand la procrastination est liée à une quête de stimulation. La psychologue s'est intéressée à deux processus psychologiques largement négligés jusqu'il y a peu dans les études sur la procrastination: l'"inhibition" et la "pensée future épisodique". Une des deux facettes de la première est la "résistance à l'interférence proactive", la capacité à résister à l'intrusion de distractions ou pensées non pertinentes - cas de l'étudiant qui pense à ses prochaines vacances ou à son repas du soir, alors qu'il est en train d'apprendre une matière. La chercheuse a pu dégager une catégorie spécifique de personnes ayant une propension à procrastiner davantage: les femmes éprouvant des difficultés à résister à l'interférence proactive et ayant de surcroît un haut niveau d'affects négatifs. D'autre part, il est apparu qu'il existait des liens entre notre capacité à imaginer des événements futurs spécifiques, donc uniques ("pensée future épisodique") et la procrastination. L'incapacité à se représenter de tels événements de façon claire et détaillée va de pair avec une tendance au report volontaire d'activités prévues. Mais il est certain en outre que de multiples facteurs individuels et situationnels peuvent aussi concourir à la procrastination: la fatigue, les conditions météorologiques, le manque de clarté dans la définition de la tâche à accomplir, etc.