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Maladie complexe dont l'étiologie garde une part de mystère et qui, quoique traitable, demeure encore incurable, la migraine affecte quelque 25% de la population et, selon l'OMS, occupe le deuxième rang des maladies les plus invalidantes chez la femme de 25 à 50 ans. Pourtant, elle est souvent marginalisée, affublée de stéréotypes, à telle enseigne que certains patients et certaines patientes la perçoivent eux-mêmes comme une "non-maladie" et sont habités d'un sentiment de culpabilité doublé de fatalisme. Par exemple, d'aucuns diront: "J'ai la migraine, ma mère l'avait ; il n'y a rien à faire, il faut vivre avec." Dans ces conditions, il n'est pas étonnant qu'en Belgique plus de 65% des migraineux ne consultent pas et que, parmi ceux qui le font, beaucoup manquent de compliance, d'autant que se pose la question du coût de certains traitements. La conception que la société s'est forgée de la migraine- une affection anodine, invisible, qui doit éveiller la suspicion, une "maladie de femmes insatisfaites", etc.- déteint sur les dispensateurs de soins. "La première consultation d'un migraineux nécessite 45 minutes à une heure, où 80% du temps est consacré à l'anamnèse et aux explications de la maladie et du traitement proposé. Pourquoi le médecin consacrerait-il tout ce temps à une pathologie décrite comme bénigne, d'autant que l'examen clinique du migraineux est généralement normal? ... Et puisque la maladie est réputée sans gravité, le médecin généraliste n'a pas spontanément tendance à orienter le patient vers un centre spécialisé", souligne Jean Schoenen, professeur honoraire de l'Université de Liège, ancien directeur de recherche au FNRS et ancien président de l'International Headache Society. Il précise que, malgré son statut d'affection neurologique la plus fréquente, la migraine est un des parents pauvres de la formation universitaire des médecins. Insistant sur cette forme de péjoration dont est empreinte la perception de la migraine, le Pr Schoenen rapporte en outre que, sollicité dans le cadre d'une demande de remboursement d'un médicament antimigraineux, un président de parti politique belge avait déclaré qu'on ne connaissait rien de la migraine, qu'on ignorait quelles en étaient les causes et qu'il n'y avait pas de traitement efficace pour la prendre en charge. Profitant de la période de confinement imposée par le Covid-19, Jean Schoenen a voulu replacer l'église au milieu du village, montrer, à travers un e-book intitulé #MIGRAINE-TOO. News et fake news sur une maladie invisible (Presses universitaires de Liège & ULiège Library), que la migraine n'est pas une terra incognita, que les connaissances scientifiques à son sujet ne cessent de progresser, qu'elle est traitable bien que non encore curable. "Ce n'est pas une fatalité sans réel porte de sortie", dit-il. Pour appuyer ce propos, il cite notamment la récente mise sur le marché belge du premier anticorps monoclonal anti-CGRP (calcitonin gene-related peptide), nouveau traitement de fond remboursé chez les patients confrontés mensuellement à au moins huit crises de migraine. "J'ai également voulu tordre le cou à toutes les fake news qui gravitent autour de l'affection et insister sur le fait qu'elle est extrêmement invalidante chez au moins 30% des patients et patientes. Elle sape leur qualité de vie tout en réduisant considérablement leurs performances professionnelles", indique-t-il encore. À qui s'adresse son livre électronique? Aux patients d'abord. Mais aussi à leur entourage, pour qu'il prenne conscience de ce que vivent réellement les migraineux, et aux soignants de première ligne, médecins généralistes et personnel infirmier, afin de leur distiller des informations susceptibles de leur permettre de mieux appréhender la maladie. "Mon but était d'exposer les vérités scientifiques de façon didactique et illustrée, avec des graphes et des animations PFS, et, d'autre part, de discréditer les fausses idées", commente le Pr Schoenen. Objectif atteint comme en témoigne la récompense que son projet s'est vu attribuer: le prix Wernaers du FNRS pour la vulgarisation scientifique. Les chapitres de l'e-book- 21 au total- sont bâtis chacun autour d'une question ou d'une réflexion fréquemment émise par les patients et patientes migraineux. À chaque fois, les explications fournies par l'auteur se veulent claires et scientifiquement argumentées. Trois exemples. La question Docteur, est-ce que j'ai la migraine ou des céphalées? servira de point de départ à la description des différents types de maux de tête et des éléments sur lesquels se fonde leur diagnostic. La réflexion J'ai mal à la tête presque tous les jours, je ne sais pas me passer de mon antidouleur amorcera une présentation des complications de la migraine et de son traitement. Cette autre réflexion, Vous êtes mon dernier espoir, je suis à bout! débouchera sur une approche de la migraine chronique et sur la problématique de la surconsommation des médicaments de crise... Parmi les contre-vérités qu'il combat, Jean Schoenen pourfend celle qui voudrait que la migraine soit une affection dont on ne connaît rien. Au contraire, estime-t-il, on dispose aujourd'hui d'énormément de connaissances sur les processus impliqués au niveau du système trigémino-vasculaire, qui provoque la douleur, et au niveau du cerveau, où est initiée la cascade d'événements qui aboutit à la crise migraineuse. Autre idée fausse qui a la vie longue: la migraine est une maladie psychologique. "C'est totalement erroné, mais il y a encore des médecins qui le croient", dit Jean Schoenen. Comme d'aucuns continuent à considérer qu'elle est une maladie de femmes sexuellement insatisfaites ou, dans un registre plus anodin, que le chocolat contribue à en déclencher les crises. "La fringale pour le chocolat en est un des signes prémonitoires au même titre qu'une douleur dans la nuque, des nausées, un changement d'humeur ou encore un coup de fatigue", explique le Pr Schoenen. Sans oublier l'aura qui concerne 20% des migraineux et qui, vu son caractère démonstratif, est fréquemment confondue avec un AVC par des médecins. Elle recouvre un ensemble de troubles neurologiques susceptibles d'apparaître avant et même pendant la douleur migraineuse avant de s'éteindre en général en moins d'une heure. Elle se traduit le plus souvent par un scotome scintillant, mais peut également se manifester par des altérations de la sensibilité (des fourmillements, par exemple), de la parole, de la force musculaire. "L'aura, lorsqu'elle est typique, ne ressemble absolument pas à un accident ischémique transitoire, qui est un phénomène brutal et toujours déficitaire", rapporte le Pr Schoenen. Dans son e-book, le neurologue veut diffuser un message positif aux patients, trop souvent défaitistes, résignés. Il met en exergue l'existence de nombreux traitements, dont des nouveaux comme les anticorps monoclonaux anti-CGRP. Il expose en outre des règles hygiéno-diététiques qu'il juge importantes dans la lutte contre la migraine- des repas réguliers et équilibrés, une bonne hydratation, un sommeil long et de qualité, éviter les excès de caféine, s'adonner à une activité physique régulière. "Dans une étude, deux fois 30 minutes de fitness aérobic par semaine a diminué les crises de migraine de 30%", assure-t-il. À la question de savoir quels sont les pièges que doivent éviter les médecins non spécialisés dans la prise en charge de la migraine, il insiste sur la nécessité, dans les traitements, de tenir compte des liens entre l'affection et ses comorbidités. Ainsi, face à un patient migraineux souffrant également d'hypertension, le médecin traitant ou le cardiologue doit éviter de lui prescrire un inhibiteur calcique ou un inhibiteur de l'enzyme de conversion, mais privilégier un médicament antihypertenseur qui soit également antimigraineux- un bêta-bloquant ou un sartan. "De surcroît, signale-t-il, certains traitements aggravent la migraine. Un problème important est la prescription oestrogènes, les ennemis numéro un des patientes migraineuses. S'agissant de pilules contraceptives, il est préférable d'opter pour une pilule mono-progestative et non pour une pilule estroprogestative. Et chez la patiente ménopausée, il faut éviter de délivrer des oestrogènes dans toute la mesure du possible car la migraine s'éteint naturellement après la ménopause chez deux femmes sur trois. Des gynécologues et nombre de médecins généralistes l'ignorent. Sait-on par ailleurs que chez les femmes de 20 à 50 ans, la première cause d'accident vasculaire cérébral ischémique est la migraine avec aura? La prise oestrogènes chez ces patientes décuple le risque."De même, dans le traitement de la dépression, les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine sont déconseillés car ils sont susceptibles d'aggraver la migraine. Mieux vaut s'en remettre aux antidépresseurs tricycliques, malgré leurs effets secondaires plus fréquents. Autre exemple: utilisés dans le traitement de l'angine de poitrine et de l'insuffisance cardiaque, les donneurs de NO (monoxyde d'azote) devraient idéalement être évités chez le migraineux. Et pour cause! "Expérimentalement, la nitroglycérine et d'autres donneurs de NO sont employés en laboratoire pour déclencher les crises de migraines afin de les étudier sur le plan physiopathologique et thérapeutique", rappelle le Pr Schoenen. Il a été bien établi qu'un sous-type rare de migraines, les migraines hémiplégiques familiales (MHF), sont des affections monogéniques. En l'occurrence, trois gènes dont une mutation ponctuelle peut être responsable de la maladie ont été identifiés: CACNA1A, ATP1A2, SCN1A. Ils sont à l'origine de la grande majorité des MHF, les autres pouvant probablement être attribuées à l'un ou l'autre gène non encore débusqué. Les migraines communes avec ou sans aura, elles, apparaissent comme des maladies polygéniques complexes où plusieurs gènes de susceptibilité (128 ont été identifiés jusqu'à présent) définissent, pour chaque individu, un seuil critique de crise ("le seuil migraineux"). D'autre part, comme le précise le Pr Schoenen, la charge génétique détermine vraisemblablement la sévérité de la maladie migraineuse ainsi que certaines de ses complications, telle la chronicisation par abus médicamenteux. Le seuil migraineux est modulé par des facteurs endogènes et exogènes, de sorte que plus il est bas, moins il faut de déclencheurs pour amorcer une crise. Parmi ces derniers, les plus souvent impliqués sont les variations hormonales de la période périmenstruelle, l'alcool et le stress ou, plus exactement, l'"après-stress". "Les gènes chargent la poudrière, les facteurs hormonaux et environnementaux mettent le feu aux poudres, indique Jean Schoenen. Son e-book aurait peut-être pu s'intituler Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la migraine. Car il examine la problématique migraineuse sous toutes ses coutures, dans les limites des connaissances scientifiques actuelles et avec une volonté de vulgarisation. L'e-book peut être téléchargé gratuitement via le site https://orbi.uliege.be (1) en version pdf ou en version epub (pour liseuse). Une version papier payante sera disponible prochainement.