...

L'homme en rouge, dépeint par John Sargent en 1881, n'est autre que Samuel Pozzi, médecin originaire de Bergerac, "inventeur" de la gynécologie, qui respecte les femmes autant qu'il les "honore". Un honnête homme dans tous les sens du terme, de son époque: protestant devenu agnostique, provincial devenu l'ami du Prince de Polignac et du comte Robert de Montesquiou, dandys désoeuvrés avec qui on le surprend dans les premières pages du livre s'en aller faire du "shopping culturel et décoratif" à Londres en 1885. Son chirurgien de personnage qui symbolise cette Belle époque, qualifiée a posteriori, est l'occasion d'une étude chirurgicale justement de la part du francophile écrivain anglais Julian Barnes qui, sur fond de postface... post-brexit, tire le portrait en regard des deux nations... Le journal du Médecin: Pozzi est un "honnête homme" de la Belle époque, progressiste, ouvert, généreux, séducteur. Y a-t-il beaucoup de lui en vous? Jualin Barnes: Je ne crois pas. Et je n'ai jamais pensé de la sorte en écrivant un livre ; d'ailleurs, aucun de mes proches ne l'a jamais imaginé. Ce qui signifie que non! C'est un brillant médecin. Quant à vous, vous auscultez les âmes? Et comme dans le cas de ce chirurgien, ce sont la main et l'esprit qui sont au travail...Deux professions où l'on a les "choses en main". Well, je n'utilise mes mains que sur une machine à écrire électrique (rires). Et mon esprit travaille de façon différente: Pozzi diagnostiquait les patients et tentait de les guérir tous ou toutes ; pour ma part, j'imagine des personnages, et s'ils ne me plaisent pas, je les tue et je recommence, ce qui eut été criminel dans son cas! Incroyable modernité de Pozzi qui se veut un chirurgien non interventionniste? En effet, c'est un des aspects les plus impressionnants de la personnalité de Samuel Pozzi. Durant son enfance et sa jeunesse, la gynécologie faisait partie intégrante de la médecine générale, et les femmes étaient épouvantablement massacrées. Non seulement, il a fait de la gynécologie une spécialité à part entière, mais il se montrait particulièrement attentif à l'effet produit par ses interventions sur la psychologie de la patiente autant que sur son corps. Dans le protocole antiseptique, dans les précautions et la vitesse d'intervention, quant à la taille des cicatrices toujours très petites, il s'est toujours montré du côté de la patiente, toujours prompt à minimiser la douleur et la gêne. Trois hommes qui font du shopping culturel à Londres à la fin du 19e: deux homosexuels et un protestant. Le fait qu'ils soient issus de minorités tient-il du hasard? Oui. Pour être plus précis, Montesquiou et Polignac étaient de vieux amis - et il semble, furent brièvement amants - tandis que Pozzi était un ami récent du premier. Ceci étant, il semble que Pozzi ait renoncé à la religion, n'étant donc pas un protestant pratiquant. J'ajoute que les gens ne pensaient pas en termes de minorité autant qu'aujourd'hui. En tout cas, trois personnages "hors du commun" au sens propre et figuré? Ils étaient certainement inhabituels. Mais en termes financiers et de statut social, on peut difficilement les taxer d'outsiders. Ils étaient vraiment des insiders, rentraient dans la norme bourgeoise de l'époque, et en étaient bien conscients. En Angleterre, ce sont les catholiques qui sont une minorité: le Premier ministre ou le souverain ne peuvent être catholiques. En France, ce sont les protestants qui ont subi les guerres de religion... La religion est vraiment une préoccupation oubliée de nos jours en Angleterre. Pour ne vous donner qu'un exemple, Boris Johnson dont la mère était catholique, fut baptisé de la sorte. Plus tard, il a été confirmé dans la religion anglicane. Mas son dernier fils, né récemment, a été lui aussi baptisé selon le rite catholique. Peu de gens le savent ou s'en soucient. Mais il est vrai qu'un catholique ne peut prétendre à la couronne, bien que je soupçonne que si le cas se présentait, cela serait sans doute permis. Pozzi, sain d'esprit dans une époque démente? C'est vraiment la manière dont je le présente dans mon livre. Également, la seule personne que Robert de Montesquiou envie - ce qui est un mérite qui revient à très peu de personnes, peut-être même une seule. Le dandy était-il le punk de l'époque? Non. Le dandy mépriserait le punk et l'inverse serait vrai en Grande-Bretagne en tout cas. Tout serait une question de classe, malheureusement. Et franchement, je préférerais passer du temps avec un punk plutôt qu'avec un dandy! Bien que francophile assumé, vous vous moquez des Français moquant les Anglais(es) et leur peu d'appétence sexuelle, ou le fait que le prince Charles préféra une maîtresse moins jolie que son épouse, Lady Di. Je me considère comme un vieil ami de la France, et, ayant écrit pas mal à son sujet et pour y avoir toujours été reçu très chaleureusement, en tant que vieux amis, on a bien le droit de se taquiner n'est-ce pas? De même, ne souhaiterions-nous pas être exactement semblables. Les Anglais et les Français sont au fond similaires sur beaucoup de plans... et pourtant différents? C'est certain: nous avons chacun été des puissances impériales ambitieuses, nous avons tous deux exécuté nos rois, nous nous sommes battus pour acquérir un système parlementaire, nous avons été alliés dans de nombreuses guerres- pas toutes c'est vrai, et nous avons été respectivement formé par l'esprit des Lumières... Et évidemment, en privé, nous pensons que les tactiques politiciennes de l'autre baignent dans l'hypocrisie. Nous avons beaucoup en commun! Quelle est l'importance de la religion dans l'opposition entre Angleterre et France? Elle est nulle. Ce n'est pas du tout une préoccupation en Grande-Bretagne. Comme je l'ai dit, c'est une préoccupation sans plus d'intérêt chez nous, sauf peut-être en Irlande du Nord. Nous ne regardons certainement pas par-delà la Manche en disant"regardez ces effrayants catholiques!" Pour en terminer avec cette question, en Grande-Bretagne, les catholiques fréquentent plus facilement l'office que les anglicans, et les musulmans vont plus facilement à la mosquée que les catholiques à l'église. Il y eut notamment la fameuse loi de 1905 sur la séparation de l'Église et l'État en France. Quel est votre point de vue de Britannique sur cette notion très française de laïcité? Je la trouve excellente et nécessaire: l'Église et l'État devraient être complètement séparés en Grande-Bretagne. Nous avions l'habitude de dire ici que la Church of England était le parti conservateur en prière: de telles alliances sont dangereusement monopolistiques. Étonnant tout de même de voir un de Gaulle ou un Macron défendre la laïcité, tout en ayant été éduqué chez les jésuites... Je n'avais pas réalisé que ces deux Présidents de la République avaient été éduqués par la Compagnie de Jésus. Ce qui prouve que le dicton jésuite " give me a child until he is seven, and I will give you the man" n'est pas toujours vrai. On a le sentiment qu'il y a plus de francophiles en Angleterre que d'anglophiles en France? Je n'en suis pas sûr. N'oubliez pas que seuls 48% des Britanniques ont voté contre le Brexit. J'ai toujours pensé qu'il y avait plus de Britanniques francophiles que de Français anglophiles, pour la simple raison géographique que la France est entourée de trois autres grandes nations - l'Espagne, l'Italie et l'Allemagne - alors que la Grande-Bretagne est seulement entourée par l'Irlande et beaucoup de poissons. Ce qui signifie que la France est notre première source d'exotisme... Vous qui avez notamment traduit Alphonse Daudet en anglais, comment expliquez-vous qu'il y ait moins de romans écrits en français traduits en anglais que l'inverse? Parce que les Britanniques peuvent lire des livres "étrangers" dans leur propre langue: la littérature américaine, canadienne, indienne, australienne, néo-zélandaise, sud-africaine, antillaise.... Elles nous arrivent toutes sans traduction nécessaire. Ce qui nous rend un peu paresseux. Mais désormais, l'on trouve beaucoup plus de livres en langues "européennes" traduits en anglais qu'il y a disons 50 ans. La France et l'Angleterre sont respectivement le théâtre de deux révolutions qui ont lieu au même moment: l'une politique l'autre industrielle? Oui. L'Angleterre a exécuté son roi 150 ans avant la France, et a connu sa révolution industrielle de façon plus précoce également. Mais cette dernière fut horrible par de multiples aspects, et lorsque les Français se rendaient à Londres au 19e siècle, ils étaient souvent épouvantés par le bruit, l'odeur, le brouillard, la fureur du chemin de fer, la pollution anthracite...À l'époque de Margaret Thatcher, la différence entre riches et pauvres en était revenue au niveau de l'époque victorienne, et s'est accrue depuis - aussi bien sous Tony Blair que sous David Cameron. Huysmans est le chantre de la décadence en littérature, un flambeau aujourd'hui repris par Houellebecq qui l'adore? Oui, je les admire tous deux de manière différente, mais je ne vois pas toujours la connexion entre eux. Peut-être que Houellebecq deviendra lui aussi catholique sur le tard (il sourit).