...

Le 24 février 2022, la Russie attaquait l'Ukraine. Plus de 70.000 réfugiés ukrainiens vivraient actuellement en Belgique. Depuis le début de la guerre, la communauté russophone et ukrainophone s'est mobilisée pour leur apporter de l'aide, notamment les professionnels de la santé mentale. La Dr Ksenija Udovenko a partagé son expérience lors du "Lundi de la psychiatre" organisé par le CHU Brugmann, le 22 mai dernier. "Je ne suis ni spécialiste en géopolitique, ni ethnopsychiatre, je suis assistante en dernière année de psychiatrie adulte, et j'effectue mon stage au CUP La Clairière à Bertrix", précise-t-elle d'emblée. "Il y a une grande confusion quand on m'interroge sur mes origines: je suis née et j'ai été élevée en Lettonie, mais je suis russe d'origine, ma langue maternelle et mes traditions sont russes. Il est important de parler de nationalité et d'ethnicité parce que ça fait partie des discussions actuelles. La Lettonie est un pays post-soviétique et, jusqu'il y a peu, la nationalité et l'ethnie étaient mentionnées dans nos passeports. Aujourd'hui, on peut choisir d'y voir figurer l'ethnie ou pas. Dans mon passeport, il est indiqué que je suis de nationalité lettone et d'ethnie russe." "Dans nos têtes, la nationalité et l'ethnie sont donc deux choses différentes. Dès lors, pour un immigré de première ou de deuxième génération, si la langue maternelle est différente de celle dans laquelle il pratique, qu'est-ce qui l'identifie? Est-ce le pays où il est né? La langue parlée? La culture, les traditions de sa famille, de son entourage, de ses amis? ... La réponse n'est jamais universelle. Par exemple, je vis en Belgique depuis 13 ans, le français est ma quatrième langue, je ne suis pas catholique mais je ne suis plus tout à fait orthodoxe non plus... L'identité culturelle change au cours de temps. Je partage ici mon expérience, je ne parle pas pour tous les soignants russophones en Belgique." "Jusqu'au 24 février 2022, je m'identifiais comme russe d'origine. Quand la Russie a envahi l'Ukraine, c'était inimaginable: même s'il s'agit de pays souverains avec leur propre culture, la Russie, l'Ukraine, la Lettonie... partagent un sentiment de fratrie. Au début, les gens de la communauté post-soviétique en Belgique ne comprenaient pas ce qui se passait, cela questionnait notre identité culturelle: les Ukrainiens sont nos frères, j'ai un nom de famille ukrainien (! )... Ce sentiment d'impuissance, de tristesse, dedeuil, était très fort. Jusqu'il y a 30 ans, nous partagions la culture, on mangeait ukrainien, arménien... Dans tous ces pays, les gens parlent russe et quand on part à l'étranger, on crée des groupes multiculturels où chacun apporte un peu de sa culture." Ksenija Udovenko relève un autre point commun: pour tous ces pays (à part les baltes), le jour de la Victoire, le 9 mai, est une fête très importante. "Nos grands-parents, nos parents, nos frères nous ont inculqué l'idée que la guerre est la pire chose qui peut arriver à l'Humanité. Quand on grandit dans cette culture et que c'est la Russie, porteuse de cette idée, qui commence cette guerre, ça a encore moins de sens... Ça ne colle pas non plus quand on regarde les pertes civiles et militaires de l'URSS pendant la Deuxième Guerre mondiale: en triant par ethnie, on voit que l'Ukraine est la deuxième à y contribuer. Et, tout d'un coup, le gouvernement russe dit que c'est eux les fascistes, les nazis? C'est hallucinant!" Face à toutes ces émotions, gérer le sentiment d'impuissance s'avère compliqué: "On est dans le deuil et dans l'envie de faire quelque chose. Tout de suite, il y a eu des groupes sur Facebook, Telegram et WhatsApp, pour accueillir les réfugiés, collecter des ressources ou organiser le bénévolat. En cinq à dix minutes, on trouvait un gynéco parlant russe, un psychologue parlant ukrainien... Le fait de bouger permettait de gérer notre propre deuil, notre sentiment d'impuissance." "Parallèlement, chez beaucoup de gens issus des pays post-soviétiques et principalement de la Russie, il y a eu une immense polarisation des avis", regrette la psychiatre. "Au point qu'il y a des familles déchirées, des enfants déshérités parce que les parents sont à fond dans la propagande russe. Sommes-nous tous égaux ou y a-t-il une nationalité supérieure à l'autre? Gérer le deuil de la guerre, c'est une chose, mais gérer le deuil des amis, des connaissances et des membres de la famille qu'on aperdus face à ce débat, c'est tout autre chose", admet-elle. Un groupe de soignants en santé mentale s'est ainsi très vite constitué à travers les réseaux sociaux, rassemblant des psychologues, des assistants sociaux, des infirmiers et médecins parlant russe et ukrainien. "Pour l'instant, je suis la seule médecin avec une spécialisation en psychiatrie qui parle russe et qui s'occupe activement de ça. Les réfugiés qui arriventici n'ont pas accès aux médicaments, pas de papiers, il faut les voir le plus vite possible pour éviter les décompensations, les gros problèmes en santé mentale." La spécialiste relate un cas clinique assez représentatif de cette collaboration: "Un mois après le début de la guerre, unsamedi après-midi, je reçois un appel d'un médecin généraliste francophone bénévole au Heysel. Il a un patient de 62 ans, bipolaire,en pleine décompensation maniaque, qui a juste une boîte de quétiapine et une de dépakine. Il ne parle que russe et ukrainien, il vient d'arriver en Belgique avec son ex-femme et sa fille, il a reçu un logement provisoire à Ostende, et moi, je suis à Bertrix..." "À partir de là, on a bricolé une prise en charge: j'adaptais le traitement par téléphone, j'ai fait l'examen mental et le suivi journalier par Telegram. Des traducteurs expliquaient la situation à la famille. On a appelé la maison médicale d'Ostende pour demander au généraliste de faire des visites régulières, et à l'assistante sociale d'assurer le suivi des documents d'identité et de mutuelle. On a demandé à la famille de s'occuper du patient et de superviser le traitement. Et je remercie le pharmacien qui a accepté de délivrer les prescriptions sur papier. Ainsi, en trois semaines, on a réussi à stabiliser le patient sans passer par une hospitalisation, sans le ruiner et sans recourir aux mesures de contrainte", se réjouit-elle. À côté, Ksenija Udovenko a dû gérer toutes sortes de situations: participer à des groupes de parole, à des séminaires de psychoéducation organisés par des psychologues pour parler des médicaments et de leurs analogues, à des consultations régulières pour des troubles anxieux, des dépressions, des conflits familiaux... Et très peu de SSPT (deux sur 62 patients en suivi actif), assurer des suivis psychothérapeutiques et de l'aide administrative (rapports, prescriptions...). "On m'a aussi demandé de prendre en charge des enfants,mais ce n'est pas du tout mon domaine. Vaut-il mieux un médecin qui s'y connaît en psychiatrie pour traiter un enfant qui parle sa langue, tout en étant supervisé par un pédopsychiatre ou faut-il l'adresser directement à un pédopsychiatre avec un traducteur? Les deux ont l'air de fonctionner, mais c'est hyper compliqué parce que le réseau pédopsychiatrique est bouché. Des enfants ont développé de gros troubles du comportement à cause des changements, du stress, des actualités..." Enfin, elle a également accompagné des patients mis en observation. "Des médecins m'ont demandé de participer aux consultations via WhatsApp. Les patients avaient en effet plutôt besoin d'un médecin que d'un traducteur parce que la méfiance et la paranoïa faisaient qu'ils ne croyaient absolument pas le traducteur, alors que grâce au contact direct, même via WhatsApp, je pouvais leur expliquer la situation, cette sorte de médiation médicale entre les institutions et le patient le rassurait."