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Au milieu de cette Gaume lointaine, le Centre d'art contemporain de la province de Luxembourg pratique en effet un art des confins. Lové dans une vallée historique de la forêt de Montauban (non pas la ville d'Ingres) que dessinent rivières et sources, ce lieu original propose, depuis plusieurs dizaines d'années, de manière itinérante, depuis 2007 à cet endroit, des expositions actuelles de qualité. Le lieu historique, celui des forges qui s'abreuvaient en eau et bois pour fonctionner du 15e au 19e jusqu'à l'irruption de la houille qui mit fin au travail des charbonniers et donc de cette industrie, a vu éclore, au niveau des ruines d'une beauté tragique et des bâtiments historiques, un lieu d'art contemporain, notamment logé dans quatre containers maritimes bien intégrés dans le paysage sylvestre et disposés pour former un signe plus (ou une croix diront certains dans cette province encore très catholique). Conçu par le bureau d'ingénierie liégeois Greisch (connu pour son remarquable travail sur le viaduc de Millau), il répond en termes d'originalité au Musée lapidaire conçu près de l'ancienne forteresse du haut Moyen Age située au sommet de la colline en surplomb par Constantin Brodsky en 1960: moderniste, mais parfaitement intégré, camouflé presque, dans l'imposant massif forestier. Cet édifice, visionnaire pour l'époque, abrite des vestiges romains découverts dans ce coin de Gaume - dont la fameuse stèle de la moissonneuse des Trévires exhumée sur le site et qui se trône désormais au musée de Virton, les deux musées voyant respectivement intervenir les artistes qui de manière récurrente animent à la belle saison le lieu hanté par la légende des quatre fils Aymon. C'est le cas de l'exposition actuelle intitulée Traversées qui dure jusqu'à la fin octobre et présente trois artistes intervenant dans les trois lieux et principalement sur le site de Montauban. Deux d'entre elles sont présentées dans les fameux containers, dont Cécile Bertrand, laquelle a pris pour thème la frontière, qu'elle décline en partie sous forme textile, comme souvent chez cette artiste, en reproduisant les différentes limites territoriales qui ont marqué la cartographie gaumaise au cours de l'histoire, avant d'évoquer par des moules, les stèles romaines vues au musée lapidaire, les contrebandiers au travers d'un lit d'embuscade d'un douanier trouvé dans le Musée Gaumais de Virton, duquel elle a reproduit sur plâtre des mains, celle de Fatima, gantées de chevalier (un fils Aymon? ), squelettique de tombe mérovingienne, enfin des silhouettes d'abeilles ou d'oiseaux... ignorants les frontières humaines. De manière allusive, cette plasticienne évoque les migrations d'aujourd'hui, au travers notamment de sacs- également de contrebande, reproduits en verre transparent-, d'effets personnels et de souvenirs que les réfugiés emportent avec eux. Une évocation tout autant spatiale que temporelle dans le cas de l'artiste vénézuélienne Sabrina Montiel-Soto (vu dans l'exposition Curiosa au Coudenberg de Bruxelles - voir jdM n°2722) laquelle propose une ligne du temps suspendue, aérienne, en trois dimensions, faite d'objets ou de pages d'encyclopédies Marabout, un cheminement poétique des dinosaures jusqu'à aujourd'hui, de la mer projetée à la forêt que l'on peut voir par la fenêtre (il y a deux cents millions d'années les étendues forestières de la région faisaient place à l'océan). Un pop-up temporel pour un temps réellement suspendu. Enfin, dans le Bureau des forges daté de 1839 et qui a survécu à la mort du site industriel, Myriam Hornard propose une oeuvre totale, disposée sur trois pièces: projeté sur des rideaux couleurs cierges, un petit film noir et blanc de communiants de la région datant du début du siècle dernier. Dans la deuxième pièce, des vases en cire récupérée de bougies religieuses dont la forme rappelle celles que l'on trouve sur les tombes: au mur, un cadre vide de la même matière, quelques peintures naïves rappelant la tenue militaire de la guerre 14-18, et un costume immaculé de très jeune communiant. Tandis qu'à l'étage, une voix d'un garçon qui n'a pas encore mué chantonne une complainte, entourée par des voiles d'une blancheur spectrale qui encadrent à leur tour la pièce. Sorte de nature morte immaculée et emprunt de tristesse, évoquant le passé de cette région prise au coeur de La bataille des frontières qui ouvrit le Premier conflit mondial, territoire piqueté de cimetières militaires peuplés de dépouilles de très jeunes garçons partis au front, voire du souvenir massacres d'habitants (plus de 130 civils raflés à Rossignol et exécutés à Arlon). Une oeuvre forte sur la présence absence, la frontière entre souvenir et présent qui évoque Austerlitz de W.G. Sebald, une évanescence prégnante et bouleversante. Bref, un oeuvre que l'émotion... traverse.