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En 1957, le psychologue américain Léon Festinger, de l'Université de Stanford, formulait une des théories majeures de la psychologie sociale: celle de la dissonance cognitive. En cas d'incohérence entre une cognition relative à une attitude, des valeurs, des croyances ou des préférences personnelles, et une autre ayant trait à un comportement se manifeste un inconfort psychologique qui motive l'individu à recouvrer un état d'équilibre. Une situation similaire survient également quand nos convictions sont démenties par des informations qui remettent en cause leur bien-fondé. La réduction de la dissonance cognitive peut s'opérer de plusieurs manières. Assez rarement par un changement de comportement ou de nos attitudes, valeurs, etc., beaucoup plus fréquemment par une "rationalisation cognitive". Cette stratégie consiste à faire valoir des cognitions supplémentaires en adéquation soit avec le comportement problématique produit (je fume alors que le tabac est nocif, mais je connais néanmoins des fumeurs invétérés en parfaite santé), soit avec nos convictions malmenées par des informations extérieures. D'autres stratégies de réduction de la dissonance sont également utilisées - déni de responsabilité, trivialisation... À la suite des travaux de Festinger, des débats ont vu le jour, qui ont abouti à la mise en lumière de conditions complémentaires à l'émergence d'un état de dissonance cognitive et apporté des précisions quant à la nature des cognitions impliquées dans le phénomène. Deux grands courants se sont dégagés. Le premier est centré sur l'"engagement". Il suggère que l'éveil d'une dissonance ne peut se réaliser que si l'individu éprouve le sentiment d'être libre et donc responsable du comportement qu'il perçoit en porte-à-faux par rapport à ses valeurs, croyances, attitudes... Le second courant se focalise sur le Soi. Selon la théorie de l'affirmation de soi (1988), de Claude Steele, la résolution de la dissonance cognitive n'est pas déclenchée par toute incohérence entre deux cognitions, mais nécessite que cette incohérence menace l'intégrité du Soi dans sa globalité. Elliot Aronson proposa pour sa part la théorie de l'autoconsistance (1968). Y intervient la notion de standards de conduite personnelle. Le Soi crée des attentes au niveau de la façon de se comporter (par exemple, être bon et honnête). Si un individu agit de manière incompatible avec ces attentes éclot un état de dissonance cognitive. En 1984, Joel Cooper et ses collègues de l'Université de Princeton furent les auteurs d'une théorie dite du New Look. Pour Festinger, les incohérences entre les cognitions constituent intrinsèquement le déclencheur de la dissonance ; pour Cooper, ce sont les conséquences de ces incohérences qui importent, pour autant qu'elles soient aversives, irréversibles, prévisibles et associées à un sentiment affirmé de responsabilité. Par conséquent, dans ce modèle, le classique aménagement des attitudes, des valeurs ou autres croyances ne se produit pas pour rétablir une cohérence entre cognitions, mais pour rendre non aversives les conséquences du comportement. En 2001, Joel Cooper et Jeff Stone ont élaboré un "modèle des standards du Soi", où ils affinent le modèle New Look en fonction des différentes conceptions du Soi présentées dans les théories où il est décrit comme central. Toutefois, arguant que la théorie originelle de Festinger n'a pas été prise en défaut, certains théoriciens radicaux jugent sans fondement les tentatives de révision qui en ont été faites. Chemin faisant, la théorie de la dissonance cognitive a été étudiée à travers nombre de paradigmes expérimentaux. Notamment celui de la soumission forcée (à l'origine - 1959) ou induite (de nos jours). Contrairement à la soumission forcée, la soumission induite ne repose pas sur la perspective de récompenses ou de sanctions ; les participants à l'expérience sont simplement amenés à poser des actes qu'ils n'auraient pas accomplis spontanément ou, à l'inverse, à ne pas agir comme ils l'auraient fait naturellement. Par exemple, il a été demandé à des volontaires d'argumenter par écrit en faveur de la peine de mort, alors qu'ils la réprouvaient. Ils ont donc été conduits à adopter un comportement qui provoquait chez eux un inconfort psychologique. Qu'observèrent alors les chercheurs? Que les participants apparaissaient par la suite moins opposés à la peine capitale. Autrement dit, ils avaient revisité leur attitude initiale pour la rendre plus compatible avec le comportement problématique et ainsi atténuer leur inconfort. Un autre paradigme est celui de la justification de l'effort, conçu par Judson Mills et Elliot Aronson. Il part du principe que les efforts (de toute nature) que nous sommes appelés à déployer pour mener à bien une activité donnée sont incompatibles avec notre désir de ne pas souffrir. En 1959, les deux psychologues américains ont demandé à des étudiantes de participer à une discussion de groupe sur la psychologie du sexe. Préalablement, elles devaient néanmoins passer un "test d'embarras" afin qu'on soit assuré qu'elles n'étaient pas trop timides pour prendre part à la discussion. Au départ, les étudiantes furent affectées au hasard à un des trois groupes suivants: initiation sévère, initiation légère, groupe contrôle. Dans le premier cas, elles durent lire douze mots obscènes et deux descriptions d'activités sexuelles ; dans le second, lire cinq mots en lien avec le sexe, mais non obscènes. Quant au groupe témoin, il ne fut soumis à aucun "test d'embarras". Finalement, les trois groupes ne purent participer à la discussion annoncée - on leur dit qu'ils n'avaient pas fait les lectures préparatoires à la réunion - mais furent conviés à écouter l'enregistrement des débats, lesquels avaient été conçus par les expérimentateurs comme vraiment inutiles et inintéressants. Lorsque, après coup, les étudiantes furent invitées à évaluer la discussion, celles du groupe "initiation sévère" se révélèrent sensiblement plus positives que celles du groupe "initiation légère" et du groupe contrôle. En surévaluant la qualité des échanges, elles réduisaient leur dissonance cognitive. En effet, leur embarras lors du test, une forme de déplaisir qu'elles auraient souhaité éviter, trouvait sa justification dans l'intérêt de la discussion. On recense bien d'autres paradigmes expérimentaux dans le cadre de la théorie de la dissonance cognitive: hypocrisie induite, persistance des croyances réfutées, dissonance vicariante, désaccord avec autrui... L'un des plus explorés actuellement est le paradigme du libre choix, conçu par Jack Brehm. David Vaidis, de l'Université Paris 10 - Nanterre, le résume ainsi: "Après une prise de décision concernant deux alternatives attractives et exclusives, les personnes augmentent l'attrait de l'alternative choisie et réduisent l'attrait de l'alternative rejetée." Imaginons qu'un individu doive coter de un à cinq des destinations de vacances potentielles. Mexico: 3,2, Cuba: 2,4, etc. On le convie ensuite à faire un choix entre Paris et Rome, villes auxquelles il a donné auparavant la même note de 4,6. Il choisit Paris. On lui demande alors de coter à nouveau les deux villes. Que constate-t-on en général dans ce cas? Qu'il augmente la cote de Paris et diminue celle de Rome. Cet écartement des alternatives est traditionnellement interprété comme une preuve du changement d'attitude induit par le choix. Il s'agit une fois encore d'un phénomène de réduction de dissonance cognitive, le sujet cherchant à harmoniser ses valeurs avec son choix. En 2010, Keith Chen et Jane Risen ont remis en question cette interprétation en émettant l'hypothèse que le choix (dans notre exemple, Paris plutôt que Rome) pourrait renfermer des informations additionnelles relatives aux préférences subjectives et donc que les notes octroyées initialement par un sujet pourraient n'être que des indicateurs imparfaits, des approximations. "Afin de retenir l'existence d'un véritable changement des préférences, il est désormais indispensable de démontrer que l'effet de changement de préférence dans la séquence "première évaluation (E1), choix (C), seconde évaluation (E2)" est significativement supérieur à celui observé dans la séquence [E1-E2-C]", soulignaient en 2015 les chercheurs du groupe de Lionel Naccache, de l'Institut du cerveau (ICM - Paris). Si l'existence de l'artéfact suspecté par Chen et Risen a été confirmée, elle ne remet cependant pas en cause la réalité d'un changement d'attitude induit par le choix. Des résultats similaires à ceux recueillis chez l'adulte sain à travers le paradigme du libre choix ont été obtenus chez des nourrissons, des patients amnésiques et même des primates. Ce qui, d'après Lionel Naccache, plaiderait en faveur de l'hypothèse théorique selon laquelle le changement de préférences subjectives serait le fruit d'un mécanisme mental de bas niveau, automatique et inconscient, totalement indépendant de la mémoire épisodique - celle des événements personnellement vécus. Toutefois, aux yeux du neurologue français, on ne peut exclure que les résultats rapportés chez les patients amnésiques, les nourrissons et les primates soient imputables au seul artéfact mis en évidence par Chen et Risen. Certains modèles défendent l'idée que la résolution de la dissonance cognitive relève d'un mécanisme cognitif de haut niveau. Dans un article publié en 2017 dans Scientific Reports (premier auteur: Mariam Chammat), les chercheurs du groupe de Lionel Naccache ont établi, chez des volontaires sains et des patients amnésiques, un lien étroit entre la dissonance cognitive et la mémoire de nos actions antérieures. "Nos choix passés influencent nos valeurs actuelles, mais si et seulement si nous nous souvenons de ces choix", commentent-ils. Et d'ajouter: "L'enregistrement de l'activité cérébrale des réseaux neuronaux de la mémoire épisodique nous a permis de détecter la signature cérébrale du rappel en mémoire des choix passés immédiatement avant que les volontaires modifient, à leur insu, leurs préférences."Impliquant des patients frontaux, une autre étude de l'ICM a été publiée en 2021 dans Cortex (premier auteur: Caroline Tandetnik). Il y apparaît que les changements de préférences induits par un choix nécessitent non seulement que les choix passés soient mémorisés, mais également que les réseaux exécutifs de détection et de résolution des conflits puissent être mis à contribution. Les patients dits dysexécutifs ne parvenaient pas à modifier leurs préférences subjectives même si le souvenir de leurs choix antérieurs était intact. Mémoire épisodique, fonctions exécutives: pour les neuroscientifiques de l'ICM, la résolution de la dissonance cognitive reposerait donc sur un mécanisme cognitif de haut niveau.