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Le Journal du médecin: Ce livre, vous l'avez écrit pour que les personnes "normales" prennent conscience de ce handicap "invisible"? Aurélie Cevennes: Je l'ai écrit pour plusieurs raisons. D'abord, pour que les autres personnes comprennent qui je suis, étant restée cachée pendant des années ; ensuite, parce que la société continue à stigmatiser les personnes en situations différentes de handicap: cela évolue peu et nous restons coincés sous une étiquette, surtout dans le cas d'un handicap "invisible", ce n'est pas parce que je parais normale que je n'ai pas de problème. Comment se traduit votre hypersensibilité? Cela se marque surtout du point de vue de l'environnement, du ressenti des personnes: je capte fortement les émotions des gens, ne disposant pas de barrières protectrices liées au stress ou l'anxiété. Lorsque j'arrive dans un environnement où je capte des ondes négatives, je vais fortement le ressentir et cela va m'imprégner pendant un ou deux jours. Quelle genre d'ondes négatives? Par exemple, lorsque j'ai une conversation avec une personne, si je perçois qu'elle est plutôt fermée, je vais le ressentir et être mal à l'aise. Cela va compliquer l'interaction, je vais devenir méfiante et instaurer une barrière sociale. Durant le covid, sans soutien physique au niveau du visage, cela devait être encore plus compliqué pour vous? En effet, du fait que les codes sociaux ne sont pas innés chez moi, ne sachant pas lire les émotions, cela m'angoissait d'autant plus... Au niveau du travail, comme cela se passe-t-il? Je travaille à mi-temps parce qu'en plus des bruits environnementaux, du stress, de la fatigue, les facteurs sociaux pèsent également: je rencontre de la discrimination. On prétend que la société nous inclut désormais mais ce n'est pas tellement le cas, même si souvent les gens se montrent de bonne volonté, les moyens font défaut au niveau de la protection du travail. J'ai personnellement vécu des expériences catastrophiques où personne n'était là pour me défendre, et j'ai dû moi-même gérer des situations compliquées. L'irruption de la société digitale constitue-t-elle un handicap supplémentaire pour les autistes? Tout dépend du type de réseaux sociaux. TikTok peut être une source de divertissement, j'y visionne des vidéos pour échapper un peu à la réalité. Mais en tant qu'autiste, on peut très vite se faire piéger par manque de sens des nuances dans le cas de fausses images. Personnellement, j'arrive plus ou moins à bien gérer. Mais parfois, il y a des moments où je vais être plus fébrile et où je vais plonger, en me disant lorsque je regarde Facebook: "Tiens, elle a une meilleure vie que moi, elle a plein d'amis", ne me rendant pas compte de la réalité derrière les réseaux. Le risque pour vous, c'est de prendre les choses au premier degré... Je me souviens avoir eu une période, après l'adolescence, où je constatais via le net que tous mes congénères avaient une meilleure situation que la mienne, multipliaient les activités en les exposant, je me rendais compte que je ne vivrais jamais tout cela... Il y avait un effet miroir. Parfois, je me sentais mal mais je me reprenais vite. D'autant que j'étais encadrée et que j'ai travaillé cet aspect avec un psy. Désormais, avec ChatGPT, il devient difficile, même pour les neurotypiques, de démêler le vrai du faux... Par ailleurs, les conversations par mail sont assez brutales, on y met moins les formes. Cela peut être problématique? Dans le cas de l'e-mail, les codes sociaux sont très différents parce que pas liés au physique. Personnellement, l'e-mail reste avant tout un outil professionnel, et donc très carré. En revanche, je me sers de ChatGPT lorsque je me pose une question existentielle ou, si je ne saisis pas le sens d'une phrase prononcée par une personne, je l'introduis dans le système. J'ai toujours besoin d'être stimulée, me posant constamment des milliers de questions sur tout et n'importe quoi. Je me réfère dès lors davantage à ChatGPT plutôt qu'aux personnes de mon entourage. En tant qu'autiste, vous soignez-vous également à l'aide de médicaments? Je recours aux anxiolytiques en cas de crise très forte d'anxiété, surtout lorsque je vais au milieu d'une foule, ou que je vais être exposée en cours de journée: j'en prends alors afin d'éviter de prendre trois jours de repos intensif pour me calmer. Mais cela dépend de la situation et de la personne. Certains autistes souffrent d'autres troubles ou maladies. Généralement, nous sommes tous suivis par un psychiatre et au moins un psychologue en fonction des évolutions. Je suppose que l'on tente d'éviter la prise de médicaments? On tente en tout cas de diminuer les doses dès que l'on sent une amélioration. Et l'on fait énormément appel aux thérapies cognitives, sociales: l'art- thérapie fournit également de bons résultats, permettant de se focaliser sur autre chose que son environnement. Le danger n'existe-il pas de dériver vers des paradis artificiels? Non, parce que l'on a peur de tout. On veut avoir une réponse à chaque question que l'on se pose. Par ailleurs, nos cinq sens sont hyperdéveloppés par rapport à la moyenne de la population. Étonnamment, la téléréalité vous a beaucoup aidée dans votre parcours... J'ai commencé à regarder la téléréalité parce que je souffrais de solitude à l'époque où le phénomène commençait à prendre de l'ampleur. J'y apprenais les codes sociaux auxquels je n'avais pas été éduquée, rattrapant mon retard de ce point de vue. Cela m'a aidée à communiquer avec les jeunes de mon âge, à prendre leurs expressions, vu que j'étais complètement larguée à ce niveau. Mon psychologue m'avait carrément conseillé de couper le son afin d'essayer de reconnaître les expressions du visage comme exercice, vu que les personnes se révèlent très expressives dans ce genre d'émissions. L'école a dû être une période compliquée? Chaotique: on ne me comprenait pas. À l'époque, il y a quinze ans, les méthodes dont on dispose aujourd'hui n'existaient pas. Il n'y avait pas d'école ni de matières adaptées. J'étais au fond de la classe, on ne s'occupait pas de moi et on me collait toutes les étiquettes. Je passais des heures en soutien scolaire alors que les autres s'amusaient. Je détestais l'école, ces matières trop difficiles ou qui ne m'intéressaient pas. La période scolaire a été une source d'angoisse pendant de longues années. J'ai développé une phobie de l'école. J'avais par ailleurs un problème d'intégration sociale: j'étais très timide, ne sachant pas comment communiquer, les profs ne m'aidaient pas non plus et me stigmatisaient également. Qu'en est-il de la vie amoureuse? Elle est tout à fait envisageable. Mais il faut être conscient que les autistes ont des personnalités très indépendantes, n'aiment pas trop être "collés" constamment. Mais je connais des personnes autistes qui sont en couple et pour qui cela se passe très bien. Il y a d'autres cas où cela se révèle plus tumultueux, c'est au cas par cas. Mais il faut que le partenaire face preuve d'altruisme, qu'il comprenne que nous avons un autre mode de fonctionnement. Cela demande une bonne estime de soi de la part de l'autre et de ne pas se vexer rapidement, les premiers mois sont décisifs. De mon côté, je dois apprendre à m'adapter à la personne en face. Et deux autistes ensemble, c'est une bonne idée? Oui, cela peut être plus facile. Par contre, cela n'apporte pas grand-chose non plus et cela peut faire régresser, au sens où ce genre de couple va rester enfermé dans sa bulle, ne va pas en sortir. Mais il existe différentes intensités d'autisme, certains autistes sont plus sociaux que d'autres. Tout dépend de ce que cela peut apporter en termes d'équilibre. Les autistes ont besoin d'être un peu cadrés. Il n'est pas certain qu'en couple "autistique", ce soit le cas... Personnellement, je n'ai jamais souhaité être avec quelqu'un qui me ressemblait sur ce point: c'est déjà fatigant pour moi en tant que personne, si je constate le même trouble chez l'autre, je ne l'accepte pas vraiment, c'est l'effet miroir. Cela m'agace parce que je vais me voir en lui.