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Au terme de sa pratique, confronté à ses propres limites mais surtout à l'inéluctabilité du déclin des corps et de notre propre fin, la vision qu'on a du pouvoir médical se veut plus modeste. Faute de réparer, il reste à donner du sens à des parcours de fin de vie nourris par le désespoir lorsque toute solution thérapeutique apparaît dépassée. Paradoxalement, ces rencontres de patients proches de leur terme, au bout du bout de leur souffrance, aspirant à retrouver la paix après des mois de longues investigations diagnostiques, de traitements répétés, d'espoirs et de déceptions, se révèlent parfois être les plus belles expériences. Et si c'était quand tout va vraiment mal que le métier de médecin devenait essentiel? Ils sont deux, sur une île. La maladie incurable de l'un a rendu l'autre indispensable. Ce qui était accessoire est devenu essentiel: accompagner lors des séances de chimio, préparer une nourriture saine, remonter les couvertures, faire la lecture, prévenir la chute et la constipation, veiller la nuit, choisir la musique adaptée le jour. Lequel est faible, laquelle est forte, qui le sait, la force mentale de l'un constitue le moteur de l'autre. D'une certaine manière, c'est en perdant tout qu'ils trouvent la chance de tout gagner, une complicité retrouvée, la créativité dans les mots de tendresse, un avenir aussi incertain que lumineux. Le médecin ne sort pas indemne de pareilles consultations, la confrontation de patients en situation d'extrême faiblesse constitue le meilleur apprentissage que sa pratique puisse lui donner. Remettre les conclusions d'un bilan de santé préoccupant n'est jamais anodin, mais peut déboucher sur de merveilleux échanges quand il s'agit de se confronter à ce qu'il y a derrière la porte, à évoquer des perspectives de fin de vie et à leur imaginer une signification. Atteint de troubles cognitifs préoccupants, ce patient sculpteur confie qu'il a donné ses outils et ses réserves de bois à un proche qui poursuivra son oeuvre de création. Il n'en a aucune nostalgie, estimant qu'il a tout reçu, et tout donné. Tel autre a rangé ses pinceaux car il ne parvient plus à capter la lumière qui éclairait ses pupilles éteintes. Un autre encore a vendu la moto qui était son indépendance et sa joie, et nous interroge sur que peut être une existence soudain réduite à la sédentarité. Artisan du possible, le médecin s'appuie sur l'expérience de sa propre faiblesse pour imaginer des futurs qui puissent conserver la saveur de la vie. Et si la sagesse consistait à vieillir sans en faire une maladie? Quand les témoins du corps s'éteignent l'un après l'autre, le toucher en premier, puis l'odorat, quand l'ouïe ne capte plus que la vibration du son à sa naissance, lorsque le regard se fragmente et s'effrite, comment aider le patient à s'étonner lui-même de ses capacités à se priver de toutes ces sensations qui firent le bonheur de son existence? Le hasard m'a fait découvrir le final de la symphonie " Les adieux " de Joseph Haydn, où le musicien facétieux suggérait à son prince Nicolas Ier Joseph Esterházy que ses musiciens n'aspiraient qu'à des vacances et à retourner chez eux. Dans la tonalité apaisante qui clôt le dernier mouvement chaque instrument quitte la scène, l'un après l'autre: d'abord le premier hautbois puis le second cor, le basson, le second hautbois et le premier cor. Seules demeurent les cordes, avant que ne s'éclipsent successivement les contrebasses, les violoncelles, les deuxièmes violons et les altos. Ne restent plus sur scène que les premiers violons qui terminent seuls, en sourdine, dans une nuance de plus en plus fragile. Toute vie devrait se terminer ainsi, rien n'est inéluctablement échec, ni la maladie dépassée ni la mort. Tout peut être grâce.