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Votre film serait-il plus féminin que féministe ?Il se veut féministe, décrit exclusivement des personnages féminins, réfléchit sans cesse à la manière de les filmer en tant que sujets et pas d'objets.Je suis bien consciente que cela jette toujours une sorte d'ombre, de suspicion sur les oeuvres quand on affirme ce féminisme, et c'est dommage. J'ai donc envie de le revendiquer, car je ne voudrais pas que cela soit limitant : c'est tout de même un programme politique de révolution, de libération sexuelle très puissant.En tout cas, je ne crée pas des films afin qu'ils délivrent des messages, qu'ils soient des tracts. Je milite juste pour le cinéma comme le font la plupart des cinéastes qui défendent le féminisme. La politique, c'est le point de départ du film et pas son aboutissement. Ensuite, la pensée se diffuse et s'incarne de manière organique.Visionnant le film, on pense à d'autres surtout aux Hauts de Hurlevent d'Andrea Arnold par le côté organique et tableau...Une cinéaste qui me passionne et un film qui n'a pas connu la carrière qu'il méritait. Je ne cherche pas à faire comme, mais j'ai des pensées amicales pour les films qui m'ont émue, qui m'ont intéressée.Quand est-il de La belle noiseuse de Jacques Rivette ?C'est un des rares films qui invente un peintre, comme celui-ci.Au niveau pictural, votre oeuvre évoque des peintres comme de La Tour, Rubens ou Courbet, mais également Gauguin de Pont-Aven lorsque les trois personnages féminins marchent de profil en file indienne sur une crête...Nous nous sommes beaucoup concentrés sur comment filmer la peinture, le travail du peintre. Mais, en général, les cinéastes se posent les mêmes questions que les peintres quant à l'image. Et idem pour les musiciens et la musique... Le cinéma est à la croisée de bien des arts et s'interroge quant au cadre, la lumière, la silhouette... D'autant que nous nous trouvions dans une grande frontalité, qui évoque justement les partis pris des peintres dans les portraits notamment.En fait, nous avons inventé le 18e siècle et le style de cette peintre.On pense à Elisabeht Vigée Le Brun dont vous citez les carnets dans le générique de fin...Une phrase entière des dialogues est tirée de ses mémoires : elle concerne le dessin de l'oreille. Vigée Le Brun a beaucoup documenté sa pratique, et c'est une des rares peintres féminins à l'avoir fait, raison pour laquelle elle est restée dans l'histoire de l'art. Elle s'est archivée ellemême ayant vécu très longtemps, et parce qu'elle fut la portraitiste de Marie-Antoinette, ce qui l'a aidé.Quand est-il de l'affirmation que les artistes femmes ne pouvaient peindre des nus hommes ?Elle n'est pas extraite de ses mémoires. Ceci dit, même si la période était un peu plus libre et florissante pour les femmes peintres, elles étaient encouragées à peindre certains sujets et pas d'autres, et n'avaient pas le droit de peindre l'anatomie masculine, ce qui les coupait de la grande peinture, historique et mythologique : une façon de créer des hiérarchies.Le film possède un côté janséniste...Plutôt ligne claire : je pensais plutôt à Tintin. Une ligne claire que je reproduis de film en film, qui possède son nuancier et son épure. Dans le cas de Portrait de la jeune fille..., alors que nous reconstituons le 18e siècle où se pose souvent la question de la suraccesoirisation, il n'y a pas un élément de mobilier qui soit d'époque : nous sommes dans des matières, du bois, des étoffes. Et c'est ce qui sans doute fait qu'il en résulte cette sorte d'austérité : afin de ne pas se laisser distraire par tout un décorum d'époque.C'est un film sur l'amour et son souvenir ?Oui, il y a ces deux temporalités : l'évocation d'un amour passé et sa naissance en quelques jours avec précision, et son destin dans le temps, sa trace, son destin, sa dynamique.Le film montre comment le dialogue amoureux est constitutif de tous nos futurs amours pour les autres, les arts, la beauté, les émotions. Que c'est une éducation à aimer.La possession est réciproque entre la peintre et son modèle ?Une réciprocité du consentement : il y a une égalité. S'agissant de deux femmes, il n'y pas de domination de genre ; par ailleurs, il n'y a pas de domination intellectuelle, mais échange.On pense évidemment au réalisateur et à son interprète ?Évidemment. Le rapport du cinéaste à ses acteurs ou actrices est du même ordre. Le film évoque aussi cette collaboration, tente de sortir de cette représentation où le modèle est juste une femme passive, fétichisée, silencieuse et de raconter ce que sont le dialogue et la réciprocité dans la collaboration.Est-ce plus simple ou compliqué de diriger son ancienne partenaire, Adèle Haenel en l'occurrence ?Disons que lorsque nous commençons une conversation, nous disposons d'un langage commun, et surtout une confiance qui nous permet de creuser au plus profond. Cela ne nous procure en tout cas pas d'états d'âme particuliers.Ce n'est pas un film qui se revendique comme lesbien...En effet, c'est un film dans lequel tout un chacun peut se projeter. Il ne cherche pas à évoquer les barrières ou les obstacles vis-à-vis de l'homosexualité : il se contente de regarder naître et s'épanouir un amour dans tous ses possibles. Un sujet universel...Brett Easton Ellis dans son dernier ouvrage évoque Kathryn Bigelow, oscarisée, à qui il reproche de filmer comme un homme...Certes, mais son propos reste passionnant. Il y a différentes façons d'être acceptée lorsque l'on est une femme. Et l'on est toujours regardé via ce prisme : il s'agit de l'accepter, car on n'y échappe pas. Tout en ne tolérant pas que cela ne constitue qu'une réduction. Kathryn Bigelow se bat dans un écosystème qui a ses règles, ses codes : avec Zero dark thirty dans la manière dont elle a de filmer son héroïne, Bigelow fait montre d'un point de vue très original tout en restant dans un cinéma viril.